"Mais enfin dégagez le passage, vous êtes en plein milieu, me grogna un cinquantenaire chauve, en costume noir, apparemment pressé par le temps.
-C'est bon, c'est bon, pas la peine de hausser le ton comme ça" marmonnai-je.
L'homme me jeta un regard noir à la hauteur de son humeur massacrante et se dirigea vers la sortie d'un pas pressé. Dès qu'il tourna les talons, j'en profitais pour lui adresser narquoisement l'un de mes plus beaux doigts d'honneur, assaisonné d'un juron plutôt bien senti. Il m'avait sans doute entendu mais je m'en moquais éperdument, nous ne nous recroiserions sans doute jamais; pas très élégant mais tellement défoulant. Ce vieil éphèbe, sans aucun poil sur le caillou, ne m'impressionnait pas... bon peut-être, un peu. L'idée de piétiner rageusement son costume de luxe ne me déplaisait pas; même si ce type n'avait pas tort dans le fond, j'étais bel et bien planté comme un piquet au beau milieu de la foule, à rêvasser. En revanche, dans la forme ce mâââle viril m'avait passablement agacé, cet énergumène incarnait l'archétype du business-man, imbu de sa petite personne, à qui je ferai avaler sa cravate dans une pulsion sadique. Sans doute parce qu'il représentait tout ce que je ne serai jamais, tout ce que j'exécrais : calculateur, froid, riche, avec une maîtresse au pied de chaque aéroport du monde. Je ne sais pas vraiment pourquoi j'étais venu me perdre dans l'immensité de cette foule, dans ce hall d'aéroport. L'envie m'avait assailli soudainement ce matin, il fallait que je réalise de mes propres yeux jusqu'où je pouvais aller, un besoin viscéral de savoir si la peur ne me sauterait pas au ventre lors de l'instant clé. Je m'écartais légèrement de cette fourmilière humaine pour trouver un peu de calme, auprès de ce petit banc en bois. Adossé à ce mauvais dossier, je me laissais envahir par la houle des pensées insignifiantes et le vacarme de la foule ne tardait pas à surplomber cette tambouille de pensées superfétatoires. Ce bourdonnement assourdissant, ces milliers de personnes inopinément invitées dans mes réflexions, me plongeait dans une profonde torpeur. J'aimais me retrouver plongé au coeur de ces marées humaines, je tirais une étrange sérénité de ces instants : anonyme parmi les anonymes, rien de plus et rien de moins. Je n'avais aucun compte à rendre à cette foule, inutile de jouer cette comédie permanente que l'on joue habituellement, je me contentais d'être moi. De mon banc, transformé pour la cause en chaise de réalisateur de cinéma, je prenais les commandes de cette pièce aux multiples scénarios, chaque personnage pouvait devenir le héros d'une histoire naissante; les grandes foules constituent un réservoir d'inspiration infini, tout le monde est en mesure d'obtenir le premier rôle. L'espace de quelques instants, je leur imaginais une vie fictive, sûrement bien plus rocambolesque que le vague train-train quotidien qui rythmait leur vie.
Une fougère me hissa hors du pays imaginaire en me caressant le coin de l'oreille, il faudra qu'on m'explique un jour pourquoi les plantes sont disposées aussi près des bancs publics... Il fallait me dépêcher de manger, j'avais promis à Vincent de le rejoindre au musée cet après-midi, j'avais déjà esquivé un repas avec lui ce midi pour venir méditer ici; je lui devais bien un ultime cours d'histoire de l'art avec la mythique Baronne. Il fallait que je vois une dernière fois la seule personne que j'estime réellement dans ce monde, partager encore un moment d'insouciance avant de m'envoler vers l'inconnu. Je doutais des capacités de Vince et son sens de l'orientation peu commun pour trouver la rue menant au musée, il se débrouillera bien pensai-je alors en avalant un jambon-beurre infâme. Ce sandwich englouti me laissa un arrière-goût de doute; l'instant de quelques mastications, une foule de souvenirs étaient remontés à la surface : les centaines d'heures de cours passées ensemble dans une adversité commune, les soirées à refaire le monde autour d'un bon verre, les galères communes, les filles. J'abandonnais derrière moi toute cette foule de souvenirs d'amitié si je partais ce soir. Je doutais de mes capacités à monter pour de bon dans cet avion.
Sorti du terminal, je sondais la grisaille conjuguée du ciel, des nuages et de l'aéroport puis marchais en direction de l'arrêt de bus le plus proche. Au loin, un avion prenait son envol et emportait dans sa soute à bagages toutes mes certitudes. Je ne tardais plus à parvenir devant un amas de vieilles pierres fissurées qui faisait office de station de bus, une poignée de minutes plus tard le bus fit son apparition. Le vent assenait de grosses gifles d'air glacé et j'accueillis avec une réelle joie ce vieux bus à la chaleur réconfortante, je m'accommodais d'une place libre au fond du car sur la rangée de droite, le chauffage chatouillait mes jambes malmenées par le froid de décembre quelques instants plus tôt. Bientôt, je tombais dans un demi-sommeil réparateur car on ne dort jamais complètement dans les transports publics; entre les discussions intempestives des voisins, la soupe musicale immonde écoutée sur des portables à la qualité horrible, la conduite trop sportive du chauffeur qui vous secoue la tête dans tout les sens, difficile de trouver un réel repos. Pourtant, ces quelques minutes d'abdication face à la somnolence permettent d'endurer le poids des journées aux heures sans fin. Assis à l'arrière-train de ce gros véhicule, je me trouvais perdu entre la frontière du rêve et de la pensée, bercé par les éternelles rengaines. Ces refrains obsédants qui m'avaient conduit dans cet aéroport, ce chant d'Ulysse qui me chantait les louanges d'une nouvelle vie, loin de cette grisaille ambiante. Partir loin pour écrire de nouveaux couplets à ma vie. Un coup de frein mal inspiré du chauffeur me ramena à la réalité par un grand coup de tête contre la fenêtre du bus, bienvenue dans le monde réel.
"Nous sommes arrivés, m'annonça presque triomphalement une bonne grosse dame.
-Merci... J'avais cru comprendre" ironisai-je dans ma barbe que je m'étais d'ailleurs rasée ce matin même.
Je me trouvais maintenant dans la rue principale de la ville pleine à craquer, à quelques foulées du musée dans lequel j'allais passer une poignée d'heures de purgatoire. Malgré la conduite sportive du chauffeur, j'accusais d'un léger retard, rien ne sert de courir il faut partir à point. Je hâtais le pas pour débarquer finalement devant la masse grouillante d'élèves, postée face au musée en rang d'oignons; je notais avec un certain soulagement l'absence de Madame Baron. J'échappais au classique laïus sur l'obligatoire ponctualité de tout bon étudiant modèle, cependant il semblait que ce joli sermon de principes ne s'appliquait pas avec la même minutie aux professeurs chevronnés; en effet Madame Baron comptait plus de dix minutes de retard, chose intolérable dans le cas inverse. Je cherchais Vincent du regard et le trouvais assez rapidement, il était apparemment trop aspiré par le créneau hasardeux d'une femme pour avoir remarqué ma présence. La foule d'étudiants était maintenant réunie au grand complet, les jacassements de notre groupe se mêlaient assez désagréablement au vacarme déjà assourdissant de la circulation. A cet instant précis, notre groupe se rapprochait intimement d'une basse-cour foisonnante : les poules d'un côté battaient de l'aile pour se donner une certaine prestance, les plus futiles d'entre elles s'apparentaient à la poularde d'élevage destinée à finir en repas de soirée arrosée; les plus bruyantes glougloutaient vainement tandis que les plus hargneuses, les oies, distribuaient perfidement des coups de becs à tout bout de champ. Les volatiles mâles participaient aussi à cette cacophonie ambiante : certains revêtaient le plumage de braves pigeons mais ne se privaient pas de canarder de déjections tout ce qui bouge et plus particulièrement sur les pigeons rivaux, les coqs venaient disputer le marché de la poularde aux pigeons, torse bombé et crête haute. Heureusement, les roucoulements de tourtereaux apaisaient cet assourdissant concert de piaillements divers et variés. Vincent et moi, en bons petits canards de ferme, faisions partie intégrante de cette ferme humaine. Nos bêtes ricanements faisaient office de caquètements, il ne manquait plus que notre Baronne fermière pour mettre un peu d'ordre dans ce poulailler instable.
Les banalités défilaient, on passe toute une vie à échanger ces futilités sans jamais se dire les choses importantes lorsqu'il le faudrait. Pourtant, les banalités font aussi partie intégrante d'une relation durable, elles forment le ciment d'une amitié durable et forge la vie au quotidien; ces petits instants anodins rythment notre vie et la construisent tout doucement. Une vie peut se résumer par une succession de banalités, parsemée parfois de rares instants d'extraordinaire. J'étais posté devant le musée, avec Vincent, à partager ces banalités comme nous l'avions déjà fait des milliers de fois : simplement discuter du cours à venir, de la fille qui passait dans la rue, du match de la veille et de tant d'autres sujets microscopiques d'importance à l'échelle de l'univers. Parler de tout et de rien sans avoir à réfléchir sur ce que l'on pourrait bien dire à notre interlocuteur, ne pas craindre les instants de silence; ces banalités révélaient les grandes amitiés. Toutes nos paroles sonnait affreusement creux en ce début d'après-midi, alors que le soir venu je volerai quelque part au dessus de l'Océan Atlantique. Plus la discussion s'enlisait dans la banalité plus je prenais la pleine mesure de la situation, nos derniers échanges se consumaient dans le vide. Je ne souhaitais pas annoncer mon départ à Vincent car je savais parfaitement qu'il disposait des arguments pour me dissuader de partir, d'autre part j'étais intimement convaincu de la nécessité d'un nouveau départ, loin de tout. Alors, j'essayais tant bien que mal de cacher mon trouble, de paraître aussi normal qu'habituellement et d'échanger les banalités les plus banales qu'il soit. De toute façon, je n'étais pas fait pour les adieux solennels et les grandes effusions de larmes, au risque que ma dernière parole avec Vince soit un "Regarde le cul de celle-là" plutôt qu'une grande déclaration d'amitié. Ces petits instants valaient tout les discours du monde.
"Tiens, regarde qui arrive là bas, s'exclama Vincent à la vue de Madame Baron.
-V'la Madame la Baronne, prépares toi à lui faire la révérence vieux" répliquai-je, tout en mimant un semblant de courbette de la haute société.
Après quelques imitations foireuses de ce personnage haut en couleurs, Madame Baron nous rassembla tous devant la porte du musée à la manière de petits enfants. Nous passions alors de l'état de volailles à bovins en l'espace de quelques secondes, sous les directives de Madame Baron transformée pour l'occasion en bergère. Bien disciplinés, nous nous dirigeâmes panurgement vers l'entrée du musée qui allait faire office de pâturage intellectuel, nous étions tous plus ou moins prêts à mâcher, ingurgiter puis régurgiter les cours pas toujours comestibles de la Baronne. Les vaches contemplaient mollement les trains filer à vitesse grand V; nous, bovins estudiantins observions défiler paresseusement les tableaux à vitesse petit v. Je m'étais décidé à quitter le pays en partie pour ces moments d'ennui contraint, j'étais fatigué de devoir faire les choses d'une certaine façon pré-établie, parce qu'il ne pouvait pas en être autrement. Faire des études, suivre des cours, trouver un boulot, manger à midi, se coucher à onze heures... J'étais résolu à ne plus subir ce modèle imposé, je m'étais promis de suivre mon propre cheminement et prendre de la distance, tout reprendre à zéro s'imposait comme la seule alternative à ce schéma écrit à l'avance. Le déclic avait eu lieu quelques mois auparavant, lorsque j'avais retrouvé la trace d'un de mes oncles exilé en République Dominicaine. Je m'étais mis en tête de le retrouver à tout prix, je sentais que nous étions assez proches dans ce cheminement intérieur et qu'il avait certainement pris la fuite pour les mêmes raisons qui aujourd'hui m'ont poussé à acheter ce billet d'avion en partance pour Saint-Domingue. Après quelques démarches auprès de l'ambassade française de l'île et quelques coups de téléphone surtaxés passés dans d'obscurs tripots du pays, j'avais enfin retrouvé sa trace; ainsi j'appris de sa bouche, qu'après de nombreuses galères financières, il avait finit par atterrir comme homme d'entretien dans un parc aquatique. Je fus encore plus surpris d'apprendre qu'il avait recommencé sa vie avec une autre femme, mère de sept enfants, alors qu'il était encore officiellement marié en France. Et puis de fil en aiguille et de discussions en belles paroles, un lien étrange se tissa entre nous malgré la distance et un soir il me fit cette proposition :
"Écoutes, ici on roule pas sur l'or, les étrangers qui l'ouvrent trop sont pas toujours bien vus, les apparts trois pièces on connaît pas vraiment. Mais ici la vie, tu vois, elle s'écoule doucement, tranquillement. Alors j'ai une proposition à te faire : si commencer cuisinier, serveur ou balayeur te fais pas peur. Si gagner du fric n'est pas ton objectif ultime dans la vie, alors j'ai quelque chose qui peut t'intéresser... "
Il prit une grande respiration à ce moment de son discours comme pour marquer le caractère solennel du moment.
-Voilà, depuis quelques temps j'ai ouvert un petit restaurant, oh c'est pas du grand luxe mais on y mange bien et les affaires roulent plutôt bien pour moi tu sais. Bref, je peux t'offrir un poste de serveur et t'offrir le logement pour quelques temps histoire de te stabiliser, on est plus à une personne près quand on vit à neuf dans une maison. C'est pas la vie de palace que je t'offre, je sais que tu en es conscient mais réfléchis bien, ça pourrait être une sacrée belle page de ta vie que tu pourrais entamer. Je te laisse un peu y penser et on en reparlera d'ici quelques jours, ok?"
Ces paroles résonnaient encore dans mon esprit et trouvaient un écho à la hauteur de l'immensité du musée. Le cours de la Baronne débutait par une visite en bonne et due forme des différentes galeries du musée, chacune émaillée richement d'explications fleuves de Madame Baron plus baronne que jamais. Le moindre brin d'herbe devenait prétexte à un long intermède sur le coup de génie du peintre qui avait retranscrit à merveille la fugacité du courant d'air sur la plaine verdoyante; Vincent, tout comme moi, percevions plutôt une bête étendue d'herbe verte, question de point de vue j'imagine. La visite guidée expédiée en une petite heure, nous fûmes tous réunis dans la galerie centrale, baignée de la lumière faiblarde d'un après-midi de décembre. Cette pièce principale en imposait par son aspect gigantesque et bénéficiait d'une capacité d'accueil très conséquente, le petit groupe d'une quarantaine d'étudiants que nous formions ne manquait pas d'espace; les grandes fenêtres ouvraient la voie aux rayons de soleil venus transpercer l'air pour venir s'échouer sur nos épidermes, ce semblant de chaleur anesthésiait l'esprit et maintenait le corps dans une bienfaisante chaleur. Je naviguais alors au hasard de mes pensées, entre le sommeil et la rêverie; chaque parole de Madame Baron semblait s'éloigner inexorablement... bientôt sa voix se résuma à une lointaine sonorité qui faisait office de berceuse. Les mots chutaient tête première dans le vide, ricochant sur mon oreille, ricochant sur l'oreille du voisin, ricochant contre les murs pour se damner dans les hauteurs de la bâtisse. Les sons s'entrechoquaient les uns aux autres mais aucun ne faisait sens, mon inconscient recrachait une espèce de bouillie mentale constituée des différents moments de la journée. Une boulette de papier catapultée par Vincent me fit atterrir sur Terre, la réalité de cette journée se résumait souvent à des coups sur la tête. Je ne me fis guère attendre pour riposter, je confectionnais une boule de papier encore plus épaisse à l'aide de feuilles de classeur qui n'avaient pas vraiment répondu à leur fonction habituelle d'écriture. Le tir se révéla fort précis et assez redoutable de force, je n'avais pas perdu la main depuis le lycée. Je mimais un semblant de poteaux avec mes mains et une partie de football-papier allait s'engager sur le bas-côté du groupe, à l'abri du regard bionique de la Baronne, qui heureusement, n'avait pas encore intégré un système de vision à trois-cent-soixante degrés dans son processeur interne. Elle adhérait encore aux tactiques de la vieille école et n'avait pas assimilé le fait que les positions stratégiques n'étaient plus celle du fond mais celles situés sur les flancs du front de bataille.
Finalement, nous n'avions pas vraiment évolué depuis le lycée, lors de la rentrée, ce matin de septembre. Je me souviens encore de ce jour, le film se déroule encore sous mes yeux : la cour bosselée du lycée, les bancs en ferraille disposés anarchiquement dans l'espace, la masse grouillante d'élèves qui s'agitaient devant les listes de répartition des classes; je sentais encore cette humidité dans l'air et le craquèlement vivace des feuilles sous mes pieds. Je posais fraîchement mes valises dans une nouvelle ville après un déménagement forcé, je me souviens aussi de cette appréhension à l'idée de ne voir aucun visage connu. Les marches noires de l'escalier, les grandes portes grisâtres à coulisse, les fenêtres à hublot qui laissaient entrer un peu de lumière, les mosaïques sur les murs du couloir, j'entendais encore mes pas résonner dans ces interminables couloirs. Clac, Clac, Clac. J'étais encore en retard ce jour de découverte, la classe déjà rentrée, seule la porte de la salle 218 était entrouverte; je me souviens de la trentaine de regards braqués sur ma personne, le professeur de français me toisait du haut de son estrade, le tableau vert vierge de toute craie, la longue règle jaune graduée, je croise encore le regard de Vincent qui m'appelait des yeux. Je pris naturellement place à ses côtés au fond de la classe, sur la droite; à l'endroit même où mon nom, gravé au compas, figure toujours sur ce vieux crépis blanc. Dès nos salutations, notre amitié s'était liée dans un éclair d'évidence, notre relation se sécurisait dans un espace-temps qui excluait les codes artificiels des relations humaines, pas de comédie permanente à jouer. Puis les années lycée se sont écoulées dans la fulgurance de la jeunesse, les années fac ont défilé tout aussi vite et nous marchions encore ensemble dans cette galerie de musée. On ne choisit pas sa famille selon le proverbe d'usage, la mienne était partie en fumée depuis longtemps... un réel ami ne se choisit pas aussi, il s'impose naturellement à vous dans un prisme d'authenticité, Vincent instaurait une des rares certitudes sur lesquelles je pouvais compter dans la vie. Toutes ces raisons et tout ces souvenirs communs me retenaient encore prisonnier d'un départ loin de cette réalité; mais pour l'instant le réel se manifestait fourbement sous les traits de ce cours d'histoire de l'art et Madame Baron commençait à lancer les grandes lignes de l'exposé qu'il fallait rendre avant la fin du semestre. A vrai dire, ce genre de contraintes ne me concernaient plus tellement mais je fis mine de m'affoler un peu histoire de ne pas attirer les soupçons de Vincent.
"Ouais, ça va être tendu du slip son histoire d'exposé à l'oral, minaudai-je à Vincent.
-Clair ça fait chier, on en avait pas assez dans les autres matières déjà" rouspéta Vincent, plutôt anxieux à l'idée de passer un oral, seul devant tout le monde.
Je me relevais péniblement pour chasser la horde de fourmis qui avaient sérieusement envahi toute la partie inférieure de ma jambe droite. Alors que je sondais la galerie du regard, un homme chauve habillé d'un costume noir fit irruption dans mon champ de vision, je venais juste de l'apercevoir en regardant par dessus l'épaule de Vincent; je fis aussitôt le lien avec le type que j'avais copieusement insulté en début d'après-midi dans le hall de l'aéroport, j'avais visiblement malmené le grand manitou du musée. Je me dissimulais tant bien que mal derrière la frêle silhouette de Vincent pour éviter tout contact visuel avec l'homme en noir, le monde n'était décidément pas assez grand. Après quelques secondes d'affolement, je retombais sur mes jambes et me dirigeais, l'air de rien, vers la galerie opposée au grand chauve en noir, sous le faux prétexte de partir à la recherche d'un tableau pour l'exposé. Cette partie du musée s'ennuyait de sa solitude; délaissée par toutes les âmes vivantes du lieu, elle semblait comme à l'écart des autres pièces, j'avais cette étrange impression de ne plus visiter le même musée. Ici, la lumière naturelle n'avait pas le droit de cité, la luminosité du soleil avait cédé sa place à un mauvais néon qui conférait à ce lieu une atmosphère étrange, comme coupée du temps. Cette galerie se révélait d'ailleurs assez avare en tableaux, aucun n'attirait particulièrement mon attention, ils rajoutaient encore un peu d'intemporalité absurde à l'endroit. Je me retrouvais enfin seul pour la première fois de l'après-midi, je passais quelques instants à tourner en rond et profitais des bienfaits du silence; j'entendais au loin les échos de diverses discussions mais toutes finissaient par se faire absorber par ce silence d'église. Ce si bruyant silence qui prenait possession de mes pensées, qui pesait toujours plus lourdement sur mes tympans, j'aimais ce calme; cet instant de silence, presque recueilli, absorbait la moindre de mes pensées et tous mes doutes se consumaient dans cet entêtant sifflement du silence, il ne me restait alors que mes convictions. Je devais partir ce soir, cette pensée triomphait glorieusement au milieu des tableaux.
Je me libérais des griffes de cet étrange purgatoire, après tout je n'avais plus rien à faire dans ce musée. Je m'arrêtais quelques secondes pour visualiser une dernière fois la galerie principale du musée, comme pour peindre mentalement le tableau de ce lieu et de ses occupants. Il était temps de rentrer chez moi pour boucler les derniers préparatifs de ce voyage vers l'inconnu, inévitablement je devais passer devant Vincent pour sortir du musée, il était affairé depuis presque deux heures dans la galerie principale; devant un tableau de ruines grandiloquent que le gardien du musée et lui ne se lassaient pas de commenter. Je m'approchais de Vincent qui bien évidemment n'avait pas conscience de la solennité du moment, nos dernières paroles étaient attendaient de sortir de nos bouches pour se perdre dans le flot des banalités. Et nos adieux furent d'une banalité consternante, je balbutiais une excuse pour partir et sortis un petit au revoir comme j'en avais prononcé des milliers par le passé. Vincent n'y prêta quasiment aucune attention, son entretien avec le gardien du musée semblait beaucoup plus captivant que mes banales salutations. Il me donnait rendez-vous pour le lendemain, j'acquiesçais dans un soupir non dissimulé, ainsi s'envolèrent nos dernières paroles. Je pris une grande respiration et marchais vers la sortie principale.
"Au revoir jeune homme, j'espère que la journée a été bonne, s'exprima le guichetier dans une allégresse inhabituelle, certainement liée à la fin de journée toute proche.
-Une drôle d'après-midi assurément" répondis-je ironiquement.
J'arpentais maintenant les rues froides de la ville, la nuit n'était pas encore tombée mais un croissant de lune commençait à prendre place dans ce ciel violacé de fin de journée. Je devais repasser une dernière fois à mon appartement pour récupérer les bagages que j'avais minutieusement préparés la veille au soir. Mon chez-moi se situait un peu plus haut à l'intérieur de la ville, non loin du centre historique, à quelques minutes de marche du musée. J'enroulais mon écharpe autour du cou à la façon des plus authentiques momies égyptiennes et pris la direction de mon domicile, résolu. Je détestais ces froides journées d'hiver : le vent qui venait mordre le lobe des oreilles, le froid qui perçait les fortifications successives de vêtement pour faire trembler tout le corps; je me concevais assurément comme une cigale dans l'âme. Je remontais la grande rue assez péniblement et finis par arriver devant la grande porte en bois de mon immeuble, bientôt je n'aurais plus à supporter cette grisaille indifférente. Je grimpais quatre à quatre les vieux escaliers grinçants, comme un gamin le matin de Noel, pour arriver devant la porte de mon appartement, numéro C6, touché. Je retrouvais la chaleur bienfaisante de mon intérieur avec une certaine nostalgie, j'allumais machinalement la télé et me servis la bière de fin de journée, celle des braves guerriers qui reviennent d'un long périple. Depuis hier soir, j'avais dépouillé le studio de toute sa personalité; les objets décoratifs s'étaient évaporés dans le spectre du souvenir, les derniers posters retirés des murs vides, les quelques photos de soirées étudiantes ranngées précieusement au fond de ma valise, et la penderie n'accueillait que des cintres métalliques mal accrochés. L'appartement avait rendu l'âme. Assis sur un fauteuil bien esseulé, je réalisais alors que ma vie entière ne tenait qu'en trois sacs de voyage, cet appartement soudain si vide symbolisait tout ce qui ne me retenait plus ici.
La boucle journalière était sur le point d'être bouclée, comme ce midi, assis à nouveau au fond de ce bus qui fonçait à toute allure vers l'aéroport. Le chauffeur marqua le dernier arrêt avant l'aéroport; une femme à la chevelure blonde ébouriffée, avec ce visage caractéristique des femmes anxieuses, monta dans le bus et se dirigea droit vers l'autre place libre de mon siège. Je me réfugiais un peu plus encore vers la fenêtre pour faire de la place et la dame prit place à mes côtés. Après quelques minutes seulement, je réalisais qu'il s'agissait de la femme au créneau difficile. J'entamais timidement le dialogue, la discussion ne dura que les quelques minutes de ce court voyage, j'eus juste le temps d'apprendre qu'elle devait voir une personne présente aussi au musée cet après-midi; mais au dernier moment elle s'était désistée par "lâcheté" selon ses propres mots. Je ne cherchais pas à en savoir plus, trop absorbé par mes propres pensées, je supposais que cette femme pouvait être la maîtresse du grand chauve en costume noir. L'arrivée à l'aéroport coupa court cette nouvelle rencontre et nos chemins se séparèrent comme des milliers de personnes qui avaient échangé des banalités dans les transports en public, chacun reprenait sa route après une brève parenthèse. J'affrontais enfin ce moment tant attendu et tant redouté. Cette fois-ci, je ne me rendais pas dans ce hall d'aéroport pour manger un jambon-beurre et regarder la foule s'agiter devant mes yeux; impossible de faire marche arrière, je n'en avais nullement envie de toute façon. Je tentais tant bien que mal de me repérer dans l'immensité tortueuse de l'aéroport et finis par trouver mon chemin après de méticuleuses poursuites de flèches directionnelles. Je laissais mes bagages les plus encombrants et montais à l'intérieur de l'avion avec une certaine légèreté, il s'agissait de mon baptême de l'air! Les sièges ne se montraient pas vraiment confortables et n'accordaient que peu de place pour mes grandes cannes, ma seule consolation résidait dans l'attribution de mon siège, le 24B près d'un hublot. J'esquissais un large sourire, enfin j'allais m'évader de cette vie morne réglée à la minute près. Toute mon existence et particulièrement ces dernières années, j'avais eu cette impression tenace de passer à côté de ma propre vie et d'en être devenu un simple spectateur; poursuivant comme un robot ce quotidien sans saveur, parce qu'il devait en être ainsi. Ce soir de décembre, je reprenais les rênes de ma vie. Ce futur ne sera sans doute pas le plus glorieux, il ne m'offrira peut-être pas ce que j'attendais de la vie, sans doute parsemé d'erreur; mais pour la première fois de ma vie il s'agissait d'une décision qui ne m'était dictée par personne d'autre que moi-même. La fuite résolvait ce problème insoluble qui me collait à la peau... fuir pour tout oublier, pour recommencer une deuxième vie loin, très loin de la précédente. "Au loin, un avion prenait son envol et emportait dans sa soute à bagages toutes mes certitudes."