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2 juin 2010 3 02 /06 /juin /2010 16:00

 

A l'échelle du monde, je ne représente rien de tangible, je ne suis qu'un microscopique grain de sable. Je ne peux pas estimer avec exactitude mon arrivée sur Terre, ni vous révéler les circonstances précises de ma naissance. Qui peut connaître précisément la genèse d'un grain de sable? Existe-t-il une personne suffisamment savante qui puisse m'affirmer pourquoi un grain de sable devient sable et pourquoi ne prend t-il pas la forme d'une roche de volcan cramoisie? Moi, je ne peux pas vous confier pourquoi vous n'êtes pas né dans la peau de votre voisin et pourquoi votre voisin ne se trouve pas dans vos pantoufles. Ainsi va la vie, chacun accepte avec plus ou moins de bonheur sa condition. J'ai baladé mon infinitésimale carcasse dans chaque parcelle du globe; j'ai été plage en hiver, je fus désert les longues nuits d'été, je me suis laissé guider par le vent la plupart du temps. C'est une sensation magnifique de virevolter jusqu'à en perdre haleine, de ne pas savoir où se terminera mon ballet, cette course sans fin. Je ne vois pas vraiment le monde, je ressens les évènements plus que je ne les vis réellement; je suis connecté à la Terre et en parfaite harmonie avec elle. Perdu dans l'infini et pourtant invisible aux yeux de tous, personne n'a jamais posé fixement son regard sur mon être, j'ai parcouru ces terres offertes par la nature plus que n'importe quel humain, aucun homme ne pourrait se vanter d'une carte de visite aussi fournie; je me suis fixé à des vies humaines, animales, végétales, minérales sans jamais me sédentariser. Je me suis cru libre pendant un temps, éphémère sentiment... mais finalement je ne me distingue pas réellement de vous, je me pose où le vent et les courants voudront bien me conduire. Vous les appelez destinée, hasards de la vie, coups du sort; pour moi ils prennent les noms plus poétiques de zéphyr, brise, tornade.

 

Je vénère ces dieux, ils me font voguer sous les océans; je pensais mourir en plongeant sous ces eaux féroces et inamovibles mais un grain de sable ne se noie pas, attribuer la vie à un grain de sable c'est avoir un grain. Je me suis longtemps retrouvé ballotté dans cette immense mer silencieuse, bercé par le rythme des vagues et les passages de poissons. Je souhaitais volontiers arpenter deux ou trois éternités dans ce calme infini, la vue du soleil lointain transperçant les eaux pour se dilater dans les premières profondeurs constituait un spectacle qui régalait ma vie d'observateur. J'étais dans ma bulle. Mais presque imperceptiblement, dans la langueur des flots marins, les abysses se sont éloignées, la lumière s'est montrée plus aveuglante et agressive, l'eau a revêtu un manteau moins opaque. Je m'interroge souvent sur la durée de ce nouveau voyage; peut-être des années, probablement des millénaires écoulés dans une dérive lascive. Mais un jour, le vent s'est remis à fouetter mon grain de peau sablonneux, je respirais à nouveau, à l'air libre... libre? J'échouais sur une plage de sable et j'occupais mes années à contempler les marées humaines débarquées pour se confronter à la marée de l'océan. J'ai senti la futilité grouillante des hommes, cette même impression qui m'avait gagné à la vue de ces gigantesques attroupements de poissons venus s'accoupler. Bonheur naïf des enfants, disputes farouches, étalage narcissique de sa personne, recherche de détente; j'ai beaucoup appris sur l'homme durant ces chaudes journées estivales. L'homme possédait cette étrange lubie de vouloir meubler le silence et rompre le charme du calme à tout prix, sans jamais prendre le temps d'observer les choses, je ne comprenais pas - moi, le grain de sable qui passe son temps à ressentir les choses - cet acharnement frénétique. L'homme s'assujettissait à des besoins que je n'éprouvais pas et dont je ne saisissais pas l'importance et les nuances, je ne concevais pas cette nécessité de mettre ce grain de sel dans mon existence de grain de sable. Les humains partis, tout redevenait plus calme, plus froid aussi; les saisons s'alternaient et me laissaient profiter de nouveaux paysages. Parfois en automne, je rencontrais quelques personnes qui tentaient de jouer au grain de sable métaphysique. Ainsi, ce jeune homme venait souvent s'asseoir sur le sable pour contempler l'Océan en ma compagnie; cependant il ne restait jamais suffisamment longtemps, tout juste une poignée d'heures passées à ressentir les choses de la nature. Même avec les millénaires, je découvrais chaque jour de nouvelles impressions, il faut laisser le temps au temps.

Puis un jour de tourmente, le vent sec des déserts, le rageur siroco, m'arracha à cette plage de sable, longtemps je suis resté en apesanteur dans les airs; après avoir exploré la faune et la flore sous-marine, je goûtais aux joies de la vie céleste. Sous l'eau, le soleil me dominait de ses puissants rayons mais dans les cieux je pouvais partir à sa conquête, le défier! Mais on ne gagne jamais un défi contre le soleil, il fit arrêter le vent et je m'écrasais en catastrophe sur une terre sèche et craquelée de toute part. Les rayons du soleil frappaient impitoyablement ces lieux mortels, ils aveuglaient, brûlaient, asséchaient; le soleil réparateur qui venait réchauffer les âmes s'était retiré dans la convivialité des souvenirs passés. Les humains avaient-ils également tenté de conquérir le soleil? Avaient-ils subi les foudres de sa vengeance? Je n'ai perçu qu'une cruelle pauvreté sur ces terres; les hommes n'accouraient plus pour s'amuser comme sur ma plage d'antan, ils tombaient au sol pour mourir de faim et de soif sur ce sol aride, je découvrais alors une nouvelle facette de l'homme : la misère. J'attendais désespérément que le vent, qu'une petite brise même, me pousse vers des lieux plus accueillants. Pas de vent mais un indéfectible soleil de plomb. Quand un compatissant courant d'air se décida à me pousser, il me logea malheureusement dans la bouche d'un gamin mort la bouche ouverte; tout le paradoxe déchirant de mon existence de grain de sable se résumait dans cette triste chute. Je suis condamné à côtoyer le sublime et la plus grande détresse sans jamais pouvoir modifier le cours des choses, simple spectateur de vos destins. Voici le revers de ma médaille, mon acte tragique. Peut-être finirais-je par disparaître de la surface terrestre, après tout je ne peux pas attester de mes origines, comment pourrai-je connaître le sort final que me réserve mon voyage? J'aime imaginer que je finirai par me décomposer en des centaines de particules minimes qui vivront à leur tour mille et une vie de contemplations. Un jour, toi aussi petit enfant sans vie, tu seras poussière et tu verras ta nouvelle vie de grain de poussière s'écouler doucement, tout doucement.

 

 

 

 

 

Sable_by_painful_humanity.jpg

"Je me suis cru libre pendant un temps, éphémère sentiment... mais finalement je ne me distingue pas réellement de vous, je me pose où le vent et les courants voudront bien me conduire. Vous les appelez destinée, hasards de la vie, coups du sort; pour moi ils prennent les noms plus poétiques de zéphyr, brise, tornade"

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2 juin 2010 3 02 /06 /juin /2010 15:46

 

Le soleil ne brille plus depuis bien longtemps à travers ces vitres ternes, une nuit éternelle baigne ce laboratoire sans vie; orpheline de lumière, la vie a progressivement déserté les lieux. Quelques restes de machineries désarticulées, des tubes à essai opaques, des lambeaux de notes amassées sur un vieux cahier jauni, occupent vainement l'espace de l'atelier abandonné. Autrefois fourmillant de vie, cet antre de la création n'est plus qu'un triste cube vide, à la dérive, qui erre dans ce lugubre oubli. Des rats, devenus obsolètes à  présent, sillonnent des pans de murs éventrés. Une sinistre nuit berce ces restes de création. Ce monde oublié de tous, délaissé  dans un recoin oublié, ne semble qu'attendre une fin, pour que le néant s'impose enfin. Incapable de goûter au repos éternel, délaissé, il se languit en silence, erre comme un fantôme dans l'espace; englué  dans l'attentisme. Profondément inachevé, profondément imparfait. Plongé dans une éternité ingrate, ce laboratoire vieillit dans une pérennité absconse; les microscopes attendent toujours, en vain, de révéler l'infiniment invisible. 

 

La mort donne le sens, l'immortalité le fait disparaître. Incapable de mourir, ce monde perdu a basculé dans l'oubli; il vit mais n'existe plus. Ni totalement vivant, ni totalement mort, embourbé dans un paradoxe : qui peut prétendre pouvoir exister sans toucher du bout des doigts un lointain dénouement?  

La création sans finalité, la création inachevée? 

Un être informe a pris possession de cet espace poussiéreux, dans la pénombre du laboratoire, une ombre désincarnée s'érige comme les derniers vestiges d'une vie passée. Difficile de croire que cette créature fut autrefois dotée de sentiments; aujourd'hui elle n'évoque que la monstruosité, l'animal dénué d'humanité. Mais il réside une lueur de vitalité  derrière l'aspect effrayant, cette étrange singularité accentue l'effroi suscité à la vision de cet être. Car finalement les caractères humains de "la chose horrible" ne sont pas si éloignés. La silhouette longiligne et osseuse de la bête arbore fièrement les vestiges de cette genèse en perdition, ce géant squelettique, capitaine de fortune de cette expédition vouée à l'abandon, a pris les commandes des lieux. Les grains de poussières dansent et dansent jusqu'à l'étourdissement pour célébrer leur maître, cette masse désincarnée qui s'impose comme le Prince Oublié  d'un royaume sans sujets. Les nuits ne succèdent qu'à des nuits encore plus noires, chaque jour est un pas de plus qui enfonce l'âme de notre créature dans une obscurité anonyme. Pour lutter contre ce naufrage dans l'oubli, "la chose anormale" a édifié, au milieu du laboratoire, un sanctuaire fait de grosses pierres et de vieux souvenirs d'une vie lointaine... Alors l'immortelle créature avance d'un pas claudiquant vers ce qui ressemble vaguement à  un lointain descendant de l'orgue et ses doigts longilignes appuient sur les touches. La mélodie s'élève dans les cavités du repère établi par notre mélomane d'une nuit (d'une nuit éternelle), la musique se déroule tout doucement, d'abord maladroitement puis commence à  prendre forme. Les premières notes exultent dans un air bizarrement entraînant mais qui conserve malgré tout cet aspect inquiétant, la musique et la créature fusionnent dans une seule et même force créatrice. Le spectacle fait corps avec les lieux : les murs, le sol, les cris harmonieux de la "chose animée", tout prend exceptionnellement forme dans un tourbillon novateur; une étrange mixture de désespoir et d'harmonie. Mais le concerto finit par se dérégler, la créature si habile quelques instants plus tôt apparaît comme un pantin désarticulé, incapable de fournir une quelconque suite d'accord. Cling, cling, clang, dong, c'est tout sauf juste; la figure squelettique achève son acte créateur dans un brouhaha de frustration. 

Une larme coule sur ce visage immortel défiguré par les rides profondes, ce visage déformé par un excès d'humanité. Cet être pleure sur sa condition d'être inachevé voué à un voyage sans fin à  bord de ce monde délaissé; ni mort mais ni réellement vivant, la créature se laisse tomber à terre et ferme les yeux de toute ses forces. Peut être arriverait-elle à s'oublier elle-même comme les autres l'ont oubliée. Cette "chose métaphysique" a autrefois eu une vie, une personnalité, des projets ambitieux, l'envie de conquérir le monde! Aujourd'hui, il n'est que le roi d'un monde omis de tous, omis de ces scientifiques et laborantins. Abandonnée, vouée à l'inachèvement, cette création maudite vit dans une ébauche de passé et dans une absence totale de futur. Créé dans un monde artificiel et incomplet, elle n'en repartira plus jamais. Toutes les nuits, "la chose humaine" hurle sa rage de ne pas avoir droit à la mort, de ne pas connaître sa fin. Car ce monstre est le fruit d'une oeuvre inachevée, il vient hanter toutes les âmes qui n'ont jamais pu aller au bout de leur création, les auteurs d'une création tombés tête première dans le gouffre de la page blanche. Ces pères qui abandonnent leur enfant dans ce laboratoire dévasté  et sacrifié retourneront peut-être sur les lieux de la fondation et viendront avec compassion pleurer sur la grande créature désincarnée qu'ils ont laissé pourrir dans les méandres d'un cahier ou d'un recoin perdu de la mémoire. Alors, la créature immortelle inaccomplie, pourra enfin espérer voir ajouter une nouvelle partition à son orgue et achever son nocturne pathétique. Et par sa mort, exister enfin.

 

 

 

 

Child_of_the_Apocalypse_by_spybg.jpg

"Abandonnée, vouée à l'inachèvement, cette création maudite vit dans une ébauche de passé et dans une absence totale de futur. Créé dans un monde artificiel et incomplet, elle n'en repartira plus jamais"

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2 juin 2010 3 02 /06 /juin /2010 15:34

 

Elle le regardait dormir depuis presque une heure déjà, il semblait si paisible maintenant; un léger souffle rythmait tranquillement les montées et descentes de son torse. Une - deux - une - deux. Parfois, les respirations se faisaient plus intenses pour retomber brutalement dans un calme absolu, ne régnaient alors qu'un silence assourdissant et les quelques bruits lointains de l'extérieur. Elle aimait ces moments de solitude, seule dans la semi-pénombre du matin; spectatrice du temps qui passe et des détails insignifiants. Durant ces quelques minutes, elle possédait les choses, les maîtrisait : ses inspirations à lui, la mobylette qui passait toujours à six heures précises, le basculement monotone des aiguilles de la grande horloge. Une - deux - une - deux. Il ressemblait à un petit garçon; un léger sourire, presque imperceptible, animait son visage. Etait-ce de la satisfaction, du vice, le bonheur, un rêve idiot?

"La satisfaction du vice, le bonheur est un rêve idiot"

Elle pourrait être sa mère, elle n'avait jamais eu d'enfants et n'en avait probablement jamais voulu. Alors pourquoi s'être embarquée avec lui? Par folie peut-être, elle arrivait à ce moment bizarre de la vie où la seule chose qui lui triturait l'esprit était de tout foutre en l'air, dire merde à tous et à tout. Lui, il avait grandi dans la merde. Des parents inexistants, pas d'argent, pas de travail, une enfance passée à regarder des films avec des mecs aux gros bras; probablement qu'il trouvait en elle un semblant de modèle maternel et de douceur féminine diront les psychanalystes de comptoir. Ils se sont trouvés pour former cette espèce de symbiose parasitaire, voila tout; chacun se nourrissait des restes d'humanité de l'autre, leur survie résidait dans cette union improbable. Il était son chemin de croix, elle était le boulet qu'il s'attachait joyeusement au pied chaque matin. Il dormait toujours, encore libre de ses chaînes quotidiennes, loin de tout. En revanche, elle, semblait déjà happée par le flot des soucis de la journée à venir, elle tentait tant bien que mal de calquer sa respiration sur celle de son homme endormi lourdement. Impossible, son coeur boxait de toutes ses forces sa poitrine, une - deux - une - deux. Ils avaient dérapé la nuit dernière, l'histoire leur avait échappé des mains, ils avaient franchi le cap de non retour. Au lever du matin, rien ne pourra plus jamais se passer comme avant, finies les promesses illusoires de bonheur : les "On s'en sortira, t'inquiète" s'étaient évaporés en quelques secondes.

"Serrer les poings et essayer de retenir les choses. Tout glisse, tout glisse tellement vite"

Il n'avait pas encore ouvert les yeux sur cette journée mais son esprit avait refait surface depuis quelques minutes, il savait qu'elle le regardait dormir. Elle faisait toujours ça. Il tentait de profiter des dernières lueurs de sommeil, en fermant les yeux encore plus fort, il arriverait peut être à retourner dans son rêve. Dans un monde parfait, il aurait cligné des yeux puis se serait réveillé dans une nouvelle vie idyllique. Mais impossible de faire peau neuve ici, la crasse lui collait à la peau depuis toujours, les taches étaient indélébiles. Les contes de fées où tout s'arrange à la fin, l'égalité des chances, elles lui faisaient un bras d'honneur dans le loin. Encore quelques secondes de répit, les premiers rayons de soleil commençaient à emplir la chambre de lumière, lui chatouillaient le nez. Hier soir, c'était l'odeur du sang chaud que le vent portait à ses narines; une bagarre stupide, le cerveau qui déconnecte et le coup de feu était parti. Un corps et du sang, il avait vu ça des centaines de fois à la télé; l'odeur, la détonation, le goût de la mort, la vision du cadavre, la froideur de l'air l'avaient assommé sur place. Il n'avait pas réalisé l'engrenage qui avait commencé à s'enclencher, les deux grandes roues dentées allaient se refermer sur lui. Il dormait encore un peu, encore quelques secondes d'oubli, une - deux - une - deux.

"Dormir, se perdre soi-même. Tomber dans le néant pendant quelques heures ou pour toujours"


Le silence, lui, elle, tout communiait en une seule et même force, puissante de calme. Un instant précis dans toute l'échelle du temps : avant le chaos indescriptible, après la fin dramatique, mais quelque part entre ces deux extrêmes résidait un infime moment, éphémère, où le cours des choses s'arrêtait, comme pour fixer ce qu'ils ne pourraient jamais vivre. Quelques instants plus tard, un immense coup de pied dans la porte viendrait briser ce tableau figé, l'agitation reprendrait son règne de force. Il avait tué la mauvaise personne, on viendrait se venger, c'était aussi bête et méchant que toute sa vie entière. Inutile de chercher une raison particulière, il avait mené une vie de merde, il finirait comme une merde, la seule logique qui avait bercé sa vie. Un type pointerait son arme entre ses deux yeux, elle crierait de toutes ses forces. Encore quelques secondes, une - deux - une - deux… il n'avait pas quitté son imperceptible sourire : la satisfaction du vice, le bonheur est un rêve idiot. Le vengeur informe allait appuyer sur la détente, une - deux - une - deux... Serrer les poings et essayer de retenir les choses. Tout glisse, tout glisse tellement vite. Une - deux - une - deux, c'était à peu près le temps qu'il avait fallu à ce type pour tirer... Dormir, se perdre soi-même. Tomber dans le néant pendant quelques heures ou pour toujours.

 

 

 

 

Her-Space-Holiday.jpg"mais quelque part entre ces deux extrêmes résidait un infime moment, éphémère, où le cours des choses s'arrêtaient, comme pour fixer ce qu'ils ne pourraient jamais vivre"

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1 mars 2010 1 01 /03 /mars /2010 16:41
Je vivais un désespoir relativement éclairé. Désormais, il ne me restait plus que ma vie et cette immense conviction, porteuse d'un inhabituel sentiment de puissance, je pouvais tout tenter car j'avais brisé toutes mes chaînes; tel l'esclave affranchi je hurlais à la face du monde mon envie de liberté et touchais le sol comme pour la première fois. Je récoltais machinalement un peu de terre fraîche dans la paume de ma main droite et continuais à avancer droit devant, déterminé à avancer sans but. Je ne savais pas quelle direction suivre cependant mes pas me dictaient une ligne droite fantôme; conscient que plus rien ne m'attendait ici, je laissais le néant derrière moi pour écumer ces nouveaux horizons incertains. Le soleil couchant m'aveuglait chaleureusement et me donnait une force d'esprit, une résolution dont je ne me serais jamais cru capable auparavant; j'avais perdu le combat mais je m'acharnais encore à fendre les airs de mes poings rageurs, je souhaitais encore en découdre, un ultime combat à armes inégales. Humain contre fatalité. Perdu pour perdu, j'attaquais avec l'énergie fiévreuse de la survie; une bouffée de vie mêlée à un étrange désir de vengeance ronflaient dans toute ma cage thoracique. Je bouillonnais. Je ne pouvais pas me laisser achever de cette façon, ma vie était partie en fumée certes, mais je dispersais ces cendres pour porter un deuil aveugle, proche du délire.

"La Terre peut s'ouvrir en deux une fois de plus, à présent je survole ce monde"

Le tremblement de terre avait tout anéanti. Ma vie, ma famille, mes amis, ma maison, mon argent; il ne m'avait pas emporté. M'avait t-on oublié? Une force supérieure m'avait-elle épargné? En quelques minutes, tout avait basculé dans le chaos, nos âmes furent violemment ébranlées, enfin tout s'était soudainement arrêté; le silence qui avait pris place s'avérait guère plus rassurant que l'immense vacarme précédent. Dehors, seul le vent consolidait son règne éternel et clamait son immortalité toute puissante au monde réduit en poussières, qu'un souffle dispersait. Le sol largement crevassé avait englouti nombre d'habitations, un champ de ruines s'élevait comme autant de tombeaux érigés à la mémoire de l'ancienne civilisation maîtresse; les quelques survivants parlaient d'apocalypse. Les masques étaient tombés à terre, j'évoluais à visage découvert; une pensée, coupable et libératrice à la fois, s'éleva au milieu des décombres... je n'ai plus d'attache, je n'ai plus à vivre en esclave. Les ténèbres déroulèrent leur ciel étoilé et je m'abandonnais à cette pensée agréablement égoïste, un sommeil réparateur m'emporta, mes songes furent bercés par une certitude.

"Même à genoux, je continuerai ma marche triomphante vers l'inconnu"

Ma nuit fut traversée par quelques rêves euphoriques; dans l'un d'entre eux je courrais à jambes déployées dans une immense plaine dégarnie peuplée de quelques arbres desséchés, je fuyais une présence qui tentait de fondre sur tout mon être. Mes foulées avalaient l'espace de façon grandiose et je distançais avec une fougue malicieuse l'étrange épouvantail. Parfois sur mon chemin, dans les moments les plus retors de cette vision nocturne; des murailles, des forteresses se dressaient sur mon passage, mais chaque fois je bondissais comme un animal prodigieux au dessus des obstacles. Finalement, mon périple me conduisait sur les rebords d'une falaise, n'offrant que le vide comme alternative. J'accélérais de toute mes forces vers le précipice, je ne connaissais plus la peur et les doutes, le ciel m'ouvrait ses bras. Et la fin de ce tableau onirique ne fut pas marquée par l'horreur de la chute mais par l'incroyable sentiment de liberté qui s'offrait au large. Le libre-arbitre poussé à l'extrême. Je m'éveillais, confus, le réel et l'imaginaire se disputaient encore les frontières de mon territoire mental; le cafouillage fut dispersé par la lumière naissante de l'aube qui éclairait ce monde dévasté. Quelques âmes noires illuminaient ce vestige d'humanité et évoluaient au hasard des décombres, j'errais de la sorte pendant quelques minutes pour prendre l'ampleur des dégâts. Il ne restait plus rien, personne ne nous venait en aide, tout était fini, mon existence forgée par des générations avides d'homo sapiens sapiens fut avalée par la Terre. Mais je ne pouvais pas, je ne voulais pas me laisser abattre comme ces points gris dont j'observais, au loin, les lamentations funestes; pleurer, abandonner, me détruire. Je refusais de me soumettre, je n'avais jamais admis la défaite; cette force primale, la dynamique première de la vie, me bousculait vers l'avant. Dès lors, je choisis de quitter la ville et son univers poussiéreux, l'esprit léger et conquérant; j'arrivais finalement sur une petite colline dans la fin de l'après-midi. Le panorama qui se dessinait devant mes yeux se révélait magnifique, les rayons du soleil transperçaient de gros nuages gris, tandis qu'une pluie fine sublimait cette ambiance hallucinée, et pourtant si paisible, de fin des temps; ce faisceau lumineux semblait mettre en relief la beauté d'un paradis déchu tandis que l'averse consolait les consciences perdues. Je me tenais debout, au dessus du monde, comme une photographie en plongée. Une goutte de pluie, peut-être une larme, coulait sur ma joue.

"Avec la hauteur, le chaos déploie toute sa beauté"





freedom by vovkas
"tel l'esclave affranchi je hurlais à la face du monde mon envie de liberté et touchais le sol comme pour la première fois."
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18 août 2009 2 18 /08 /août /2009 14:43
Clic.

Le bruit m'avait fait penser à mon vieil antivol que j'accrochais consciencieusement sur mon vélo, du temps où j'étais encore gamin et que crapahuter de partout me mettait le coeur en joie. Faut dire que ces derniers temps, j'avais beaucoup traîné ma carcasse à droite et à gauche, pendant six-cents trente et un jours pour être précis. Dont quatre mois de "liberté" passé à l'hôpital entre quatre murs blancs et les infirmières aux seins laiteux. 

Blessure par balle, touché à l'épaule.

Le bout de ferraille avait traversé comme dans du beurre, quelque chose entre un gros coup d'aiguille et une vieille brûlure de clope, sur le coup j'avais pas trop mal. Quand le sang a commencé à déteindre sur mon uniforme kaki; j'ai commencé à pleurer, à jurer par tous les noms des saints de mon cul que j'avais entendu au catéchisme, à faire mes dernières recommandations à l'inconnu qui tenait sa mitraillette à côté de moi. Sur le front, on avait tous les mêmes trognes cabossées, la guerre ça uniformise les visages, les yeux bleus personne les aperçoit ici; on passe plus de temps à surveiller ses fesses.

"T'inquiètes tu vas pas mourir ducon, tant que je tiens cette putain de mitraillette, y'a pas un boche qui t'enverra au paradis"

Ah il avait pas tort le bougre, Albert je crois ou quelque chose dans le style. Il était arrivé chez nous y'a pas longtemps, le genre exalté et poivrot sur les bords, un peu comme nous tous. Enfin publiquement, on était tous comme lui, histoire de se donner un genre et une certaine contenance. Parce que le bleu-bite qu'a trois poils aux mentons et qui crie haut et fort que la guerre c'est qu'un truc de bête et que, lui, sa fiancée l'attend quelque part... il finit avec du plomb dans le bide et un regard perdu vers ce ciel grisâtre et inconnu. C'est triste c'est certain, mais faut pas trop penser à ce genre d'histoires quand on est plongé dans cette immense cuve à merde. Primo, penser à sauver sa peau, après celle des autres on verra si on peut faire quelque chose.

Aide toi et le ciel t'aidera.

Quand les obus et les détonations frappent tellement fort que toute la Terre en frémit de peur, que les balles pleuvent façon déluge au dessus de ton casque (et y'a pas de parapluie pour ce genre d'orage), quand tes tempes cognent si bruyamment sur ta tête que t'arrives même plus à t'entendre penser; t'oublies facilement de sauver le bleu-bite, Guillaume ou Jérôme, enfin tous ces enfants aux mèches blondes qui ont encore peur dans le noir. A vrai dire, tu penses pas beaucoup quand l'apocalypse vient te siffler dans les oreilles, faut raisonner simple et efficace : vivre. C'est des conneries ceux qui croient qu'on pense à la mort quand on bouffe de la terre entre trois coup de mortier, on est juste des animaux à ce moment précis, le même regard que la vache juste avant de se faire trancher la gorge. La pulsion de vie qu'il disait Freud.

On était des bovins, des bovins sanguinaires.

La pulsion de mort, on se la réservait pour le soir quand on revenait à la caserne avec un tiers de camarades en moins. Lorsque tout redevenait calme et que je faisais l'erreur de trop réfléchir, je pensais souvent à crever. La nuit tombée, quand ça turbine trop vite dans les méninges et qu'on se fait son petit bilan de conscience; on pense à sa famille, à ses vieux amis, à ses belles jambes, mais chaque fois tout se brouillait et je finissais par voir défiler que des gars mal rasés, sales, avec du sang dans la bouche. Alors je prenais mon petit flingue, je le mettais au fond de ma bouche en transpirant très fort. Puis mon doigt s'arrêtait juste avant le clic de la gâchette, pourquoi faire franchement? Me foutre en l'air c'était aussi con que cette guerre.

J'étais une sorte de fouine de la survie, j'allais pas mourir en homme courageux, responsable de ses actes. J'étais plus du genre à marcher derrière et me cacher quand l'action devenait trop dangereuse, je suis pas fou moi.

Je ne suis pas fou.

La guerre était officiellement finie depuis quelques mois maintenant, nous on se promenait encore en Allemagne, au milieu de belles femmes blondes et de vieux décors champêtres colorés façon Goethe et tout le toutim. Enfin je suppose, j'ai jamais lu Goethe mais je me souviens d'un tableau où il posait dans ce style de campagne; la vie était pas trop désagréable à cette époque je crois, pas extraordinaire non plus, une vie neutre sans gros désagrément. Enfin l'armée quoi. On finissait souvent au bordel avec de l'alcool plein les narines. Il parait qu'en France, on avait fêté la Libération comme il se doit, un océan de folie comme on en avait jamais vu, j'aurai bien aimé le voir de mes yeux. Je me contentais de me voir (de voir la France!) dans les yeux des allemands, ils ne nous aimaient pas vraiment, on faisait bien les arrogants faut dire. Moi, ça me rappelle quand ma tante se pointait à l'improviste chez nous et qu'elle gonflait tout le monde avec sa voix haut perchée de vieille commère; je la regardais avec cette même colère sournoise qu'ont les allemands maintenant.

Mais bon je lui disais pas à ma tante qu'elle me cassait les couilles, je la maudissais en silence, on s'y retrouve au final. Ma tante c'était peut être une fräulein, va savoir... Berthe qu'elle s'appelait, j'ai déjà vu des allemandes qui s'appelait Bertha.

Je vais finir en chair à saucisse de Francfort et je me souviens de ma putain de tante! Le clic, c'était pas l'antivol ou une balle, j'ai marché sur une mine. Je suis fait je crois. C'était une manoeuvre de routine comme on en faisait tous les jours, je m'étais mis à l'arrière pourtant, les autres avaient réussi à passer au travers, il a fallu que ça tombe sur moi, sacré bon dieu... Aide toi et le ciel t'aidera c'est ça que je disais?

Maintenant, je sais que je vais probablement y passer et je ne pleure plus, je ne jure plus. Je redeviens Jacques l'être humain, je ne joue plus cette vague comédie pétaradante, je jette mon masque de soldat à terre avec mes armes. Albert n'est plus là pour me protéger avec sa mitraillette, la troupe retient son souffle dans un calme absolu. Le monde s'est arrêté de vivre, il vacille doucement sous les assauts répétés du vent, le bruissement de l'herbe fait frissonner toute la colonne vertébrale du monde; je regarde autour de moi. Tous ces yeux anonymes, ceux de mes amis de galère, prennent une lueur différente à cet instant. Je me souviens maintenant, le jeune aux mèches blondes s'appelait Robert. Je me débarrasse de mes affaires, donne une lettre à Albert, je lui dis au revoir tout simplement car je ne sais plus trop quoi dire. Lui aussi me répond un au revoir d'impuissance, je n'avais jamais fait attention mais sa voix est douce quand il déverse pas sa bile sur l'ennemi. Je demande solennellement aux autres de s'écarter, peut-être qu'avec un bond d'animal prodigieux, j'arriverai à m'en sortir. Je laisserai sans doute une jambe ou deux dans l'histoire, je crois que c'est encore plus moche que la mort. Crapahuter, ça me plaît moi. C'est ma vie, je suis juste bon à me servir de mes jambes pour m'enfuir.

Je ne sais pas si je dois croire en Dieu, le destin et toutes ces affaires un peu trop grandes pour moi... La mine n'a jamais explosé. J'ai attendu quelques secondes, puis j'ai sauté en criant comme une jeune pucelle, la voix rauque en plus, croyant exploser comme une vieille baudruche. Cet intérieur qui n'attendait que ce moment pour jaillir à la face du monde et se libérer enfin. Tout est sorti dans ce cri je crois : mes peurs, l'amour, la violence, la haine, le regret, le courage, la mort et la vie réunies; une purge de sentiments.

Je me pensais mort, quelques brèves secondes j'ai même été mort-vivant...

Je suis vivant.





"On était des bovins, des bovins sanguinaires."
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14 août 2009 5 14 /08 /août /2009 15:38
Cette histoire ne s'ancre dans aucun fondement narratif, mon univers a pris vie dans un néant balayé par la brume de l'inconscient. Je me suis simplement retrouvé parachuté dans ce monde inconnu, peuplé de visages flous et anonymes. Les potentiels souvenirs d'une vie passée m'échappent totalement, la notion de futur ne m'a pas encore effleuré l'esprit, ma conscience émerge lentement vers ce moment présent; mon esprit stagne paisiblement comme anesthésié par la découverte de cette nouvelle scène. Je flotte sous une eau bleue, un bleu couleur tâche d'encre, le décor m'apparaît sombre dans un premier temps mais progressivement ma vue s'habitue à ce clair-obscur bleuté. Mes yeux ont fait la mise au point, les formes se précisent. Transporté par un léger courant marin que le vent dirige d'une main de maître, je découvre avec une certaine joie ce paradis onirique. Les mots se bousculent dans mon esprit pour tenter de décrire le lieu, les superlatifs de beauté se mêlent les uns aux autres pour finalement rester coincés dans ma bouche, la parole ne peut rendre fidèlement mes premières impressions d'émerveillement. Vulgairement, je pourrais vous dire que je baigne dans un aquarium géant, auquel se greffent des éléments d'architecture hétéroclites comme des buildings modernes et des arcs de triomphes antiques; une étrange mixture de modernité et de beauté classique qui confère aux lieux cet aspect intemporel et grandiloquent. Guidé par un réconfortant sentiment de sécurité, je nage en direction d'une série d'arches argentées grandioses, je passe peut-être cinq ou six de ces voûtes avant de débarquer sur une cour ouverte envahie de scintillements aquatiques, le soleil embrase les flots de toutes ses forces. Je suis aveuglé.

Je ferme les yeux quelques instants, pour mieux prendre conscience de ce fabuleux voyage et le photographier mentalement; une bête pensée fait alors  machinalement irruption au milieu de ces petites bulles... Je peux respirer sous l'eau! Mes poumons se gonflent et se regonflent à la demande, je laisse la vie pénétrer dans tout mon corps, l'écume est mon oxygène. C'est doux comme une caresse de nymphe. Lorsque j'ouvre à nouveau les yeux, je constate aussi qu'un groupe de personnes a investi cette grande cour un peu vide, nous sommes tous nés dans cet étrange rêve marin; la mer nous protège et cache sous le sable tous nos problèmes. Étrangement, je ne connais aucun de ces visages et pourtant tous me semblent familiers, tous unis par un invisible lien de fraternité; je pourrai donner ma vie pour ces gens-là. Ce sentiment s'inscrit au plus profond de mon être et le domine de toute son hégémonie, je ne suis plus à une contradiction près, je me trouve bien dans l'océan de tous les paradoxes. Je commence à adresser la parole à mes nouveaux compagnons, les discussions sont enjouées, les plus joueurs se lancent des défis de rapidité, certaines filles tournoient dans les flots en éclatant de rire. J'entame la discussion avec cette fille brune métisse qui nage à mes côtés depuis le début, elle s'appelle Nathalie, elle ne m'a pas révélé son prénom mais je le sais c'est une évidence. Je la vois pour la première fois et je connais déjà tout d'elle, en un seul regard elle a pris possession de toute mon âme, elle m'entoure de sa chaleur protectrice comme cette eau transparente qui réchauffe ma peau. Je l'aime, je ne sais pas si je l'aime comme j'aime une soeur ou une amante, néanmoins ce sentiment de rayonnement surplombe tout le reste. Elle incarne l'Eve de cet atoll paradisiaque.

Il s'est écoulé quelques minutes ou bien une journée entière depuis notre rencontre, je ne sais plus vraiment, ma conscience refait surface comme au sortir d'une douce nuit de rêves. Je fixe le lointain plafond d'eau, la lumière du soleil frappe beaucoup moins fort maintenant, il ne reste plus qu'un étroit cercle lumineux pour filtrer les ardents rayons solaires et contrer la progression de l'obscurité. Je dois remonter à la surface avant de succomber dans le noir absolu, tout mon corps est baigné de cette certitude; raisonnablement je ne souhaite pas remonter pourtant je ne peux pas résister à cet appel de la surface. Mon tour approche. Je croise Nathalie, on ne s'échange pas une seule parole mais je n'oublierai jamais ce regard noir de tristesse, il me transperce; pas de larmes, de grands cris, de grandes accolades, l'émotion brutale se contente d'assener un grand coup dans l'estomac. Je commence lentement ma remontée, par palier, un immense attroupement s'est formé pour assister à mon départ, mes amis ne sont plus que de lointains points noirs frétillant quand je commence à toucher du doigt les premiers rayons de lumière. Je prends mon temps. Pour les impressionner, pour profiter de mes derniers instants de bien-être, parce que je redoute ce que je vais découvrir là-haut. Je ne sais pas laquelle de ces émotions m'a pris à la gorge mais je suffoque dangereusement au contact de la lumière, mon corps paraît peser une tonne et, péniblement, le monde extérieur se rapproche, fond sur moi. J'entends le vague écho de mes camarades qui parient sur mon échec, inexplicablement je nage toujours aussi lentement; je perds conscience, la lumière m'aveugle, je ne sais plus trop qui je suis et où je vais, ni le pourquoi du comment.

Le flou initial.

Des bras m'agrippent, des bras rugueux et maladroits, ils me tirent frénétiquement hors de l'eau. Je suis désagréablement trempé, aveuglé par la lumière agressive du jour, une incroyable cacophonie agite mes oreilles et les nouvelles personnes qui m'entourent. J'ai le sentiment d'être un bout de viande que se dispute une horde de vautours. Je voudrais retourner sous les flots, nager avec mes anciens amis et renier cette nouvelle bande d'automates sauvages; le vent souffle dans mes tympans un air de discorde et me pousse à renier mes souvenirs. Je désire plus que tout me sortir de ce mauvais rêve et ne plus avancer dans ce nouveau tableau mais je ne peux pas lutter contre la fatalité. Un revenant vient gonfler le troupeau. Graduellement, je vais tout oublier de cette merveilleuse odyssée sous-marine, mes souvenirs se perdront dans une brume monocorde... Automate parmi les automates, je marcherai aux côtés de gens sans âme ni visage, comme un fantôme sans but. Mes rêves passés m'attendront, enfouis sous les océans, ils patienteront jusqu'à la déchéance de cette ère d'errance où je pourrai enfin retrouver ma liberté et revenir à la vie une nouvelle fois, car nous vivons un éternel recommencement.





"Il s'est écoulé quelques minutes ou bien un journée entière depuis notre rencontre, je ne sais plus vraiment, ma conscience refait surface comme au sortir d'une douce nuit de rêves."
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11 août 2009 2 11 /08 /août /2009 15:16
Un squelette a investi mon placard, non je ne plaisante pas! Un vrai tas d'os avec des jambes rachitiques, une cage thoracique creusée, un crâne décharné, une colonne vertébrale osseuse et une mâchoire désarticulée qui émet des clinquants clacs clacs. D'ailleurs il affiche toujours un sourire narquois, je le soupçonne de clac-clater sciemment. Exprès pour me réveiller en pleine nuit, la vieille peau! Enfin le vieil os. Je le vois dans son regard noir et creux, il incarne la fourberie même; certains regards ne trompent pas. Enfin des orbites vides. Il se nomme Edgar Peau, il me l'a confié pendant une de nos nombreuses conversations nocturnes; il m'a déclaré en clac-clatant : claaaac claac clac... J'ai naturellement compris qu'il s'appelait Edgar, je saisissais fort bien l'aspect retors de son langage, ma grand-mère agissait de la sorte avec son vieux dentier.

Pour un squelette, Edgar a beaucoup d'esprit. Il me parle de toux et de reins, c'est un squelette fort bien éduqué. Tout à fait, figurez vous qu'il est allé voir un os-téopathe pour guérir ses genoux mal articulés : "Ah ah mes os s'tait aux pattes que ça me gênait!" ... ce trait d'humour, pour le moins douteux, le faisait clac-clater à gorge déployée. Enfin à vertèbres cervicales déployées. Personnellement, je persiste à penser que ce calembour est tiré par les cheveux. Enfin par la base crânienne. Mais Edgar sait se montrer plus intéressant et brillant en d'autres temps. Tenez par exemple, il m'a souligné l'incongruité de l'expression "avoir un squelette dans le placard" qui signifie détenir un lourd secret, l'expression prend alors une tournure tout à fait paradoxale compte tenu de notre situation. Certes, je possède un squelette dans mon placard mais je ne le cache aucunement! L'expression ne peut se valider, paradoxe sémantique! Edgar devait être (dés)incarné en philosophe dans une autre vie, les sophismes lui collent à la peau. Enfin au squelette.

Edgar n'aime pas vraiment sortir, il reste tout le temps reclus dans son placard à régler ses affaires mystérieuses de squelette. Il reste stoïque, comme éteint, entre les slips et les chemises à carreaux tout le jour; des heures entières défilent sous ses yeux, dans une immobilité totale passée à fixer bé(â)tement le mur. C'est d'un ennui total, apparemment il n'a pas le coeur à plaisanter ces derniers temps. Enfin, sa cage thoracique vide. Alors moi, j'essaie de le divertir le pauvre homme! Dans un premier temps, j'ai pensé à lui faire visiter d'autres compères squelettes cachés dans les placards. Mais bizarrement, les autres personnes ne cachent pas de squelettes dans leur placard, enfin selon la version officielle; ma voisine a même affirmé avec force que j'étais bien fou de croire pareilles balivernes et que je devais cacher des histoires bien louches dans ma maison. Pff, tas d'égoïstes qui ne veulent pas présenter mon Edgar à leur compagnon de placard! Mon squelette vaut bien mieux que le autres. Puis, j'ai commencé à chercher des squelettes dans d'autres lieux : armoires, tiroirs, commodes, coffres... j'ai fait toutes les brocantes du dimanche matin en vain, j'ai écumé les cimetières les plus reculés de la région. C'est un vrai sacer d'os. Edgar va finir par faire de vieux os, seul dans son coin; ce n'est pas une vie pour un squelette!

Mon ami squelettique souffrait réellement de sa solitude dans sa vie post-mortem, il dépérissait à vue d'oeil comme peau de chagrin. Enfin comme os à moelle de chagrin. Edgar me posait un réel cas de conscience, un cas d'os. Et vivre avec un squelette dépressif ne relève pas du cadeau, croyez moi. Dès lors, je décidais de passer tout mon temps avec mon nouvel ami, je cessais toute activité dans ma vie pour me consacrer au bonheur de mon squelette fétiche; finies les sorties inutiles, je passais la majeure partie de mon temps cloîtré dans mon placard pour tenir compagnie à Edgar! Et l'évidence ne tarda pas à montrer le bout de son nez, on ne peut que mourir d'ennui lorsque l'on passe ses journées enfermé entre les chaussettes à rayures et les chemises, avec pour seule oreille attentive un mur blanc. La solution me sauta aux yeux alors que je discutais anatomie avec Edgar, la place d'un squelette ne se trouve pas dans un placard, Edgar prendra toute sa splendeur dans une salle de biologie! Ah Edgar au service de la science et de l'instruction de nos chères têtes blondes, voila le sens da sa mort! Edgar refusa de m'accompagner dans le collège le plus proche, il prétendait que les adolescents plein de vie lui filait la chair de poule. Enfin le squelette de poule. Ainsi, je décidai de foncer seul au collège crier les louanges du squelette de mon placard, je fis irruption dans une salle de sciences, hurla mon amour du savoir et la nécessité de posséder un squelette digne de ce nom. Tout le monde me fixait avec de grands yeux écarquillés : "Je vais vous présenter Edgar, Edgar, Edgaaaaaaaaaar..." Puis tout est devenu plus confus, je crois que le désir d'apprendre à ces jeunes gens m'était un peu trop monté à la tête. Trop. J'étais devenu rouge comme une pivoine et un filet de salive ruisselait sur mon menton, je vociférais contre ces jeunes gens incapables de comprendre le malaise métaphysique d'Edgar. L'extrême vent de rage qui m'agitait fit place au flou le plus total.

Je fus conduit dans une paisible bâtisse blanche avec de gentilles personnes pour s'occuper de moi, elle répondait toujours "Tout à fait" dès que je venais à leur parler d'Edgar, de charmantes personnes vraiment. Les allées de l'établissement étaient peuplées par de jolies fleurs bleues, par de solides coeurs de pierre aussi. Edgar ne m'avait pas suivi à l'institut car ma chambre ne comportait aucun placard, elle n'exigeait aucun meuble d'ailleurs, seuls quatre murs confortables et un sol fait dans un moelleux coussin suffisaient à mon bonheur. De toute façon, je pense qu'Edgar souffrait d'une trop grande claustrophobie pour venir ici, ce n'est pas grave d'autant plus qu'une nouvelle amie me tenait compagnie! Une araignée a investi mon plafond, non je ne plaisante pas! Un authentique arachnide avec des pattes longilignes, une tête velue, un abdomen proéminent, un dos bombé et une mâchoire puissante qui émet des "frrrr frrrr"....






"Mon ami squelettique souffrait réellement de sa solitude dans sa vie post-mortem, il dépérissait à vue d'oeil comme peau de chagrin. Enfin comme os à moelle de chagrin."
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10 août 2009 1 10 /08 /août /2009 15:11
Je n'avais jamais vraiment réalisé à quel point toute mon âme communiait avec ce jardin; autrefois éden paradisiaque, aujourd'hui lieu d'errance et de mélancolie. A présent, j'embrasse pleinement la gravité des lieux, je retrouve la vue après une vie nébuleuse. Ah ces vieux escaliers gris... J'avais posé mes espoirs, mes fatigues, mes peines sur ces vieilles pierres lézardées, cette dalle poussiéreuse renferme ma substance profonde; j'ai déambulé sur ces pierres enfant, adolescent, adulte.

Adulte?

Je suis sorti du doux rêve de l'enfance sur ce perron, trois paroles et le concept douloureux de la vie me frappait terriblement au visage. Je porte toujours la marque du coup, plongez dans mon regard pour le vérifier.

"Elle ne reviendra plus jamais"

Ces paroles résonnent encore comme la sentence impitoyable prononcée à l'encontre d'un condamné à mort. Elle n'avait que neuf ans frappés d'innocence, j'arborais fièrement mes douze ans et demi, chaque mois compte; elle portera ces neuf ans pour l'éternité.

Ces vieilles marches!

Elles avaient amorti ma lourde chute ce jour, je me suis assis instantanément comme écrasé par le poids de la nouvelle; spectateur d'un mauvais rêve, baigné par cette étrange impression de planer sur les évènements, les jambes molles prêtes à s'écrouler sur elles mêmes, le sentiment de ne plus maîtriser ses propres gestes. Une mécanique générale se casse pour tomber dans une passivité abattue. Depuis, je ne peux fouler ces marches sans me retrouver  immergé au coeur de ces quelques heures écoulées à contempler un ciel impassible, le regard vide mais empli de larmes. Sur ce jardin alimenté par la mélancolie du souvenir et l'amertume du regret, ne poussent plus que de folles herbes vivaces.

"Réveille toi" était taggé sur le mur qui surplombait le terrain vague. Le message, présent depuis toujours comme une formule oubliée, prenait toute sa force à cet instant précis. C'est à croire que l'auteur du graffiti détenait le don de voyance et m'avait personnellement adressé le message.

Je ne m'étais pas réveillé de ce mauvais rêve, bloqué dans la prison des fantasmes. J'ai vieilli, en spectateur des années qui passent, chaque avancée dans la ligne du temps m'a éloigné de ma terre natale. J'ai ressenti cet impérieux besoin de prendre de la distance, découvrir de nouveaux horizons pour effacer le passé; alors j'ai oublié mes vieux amis, les confidences enfouies sous la masse des souvenirs, les peines et les joies euphorisantes de l'adolescence se sont évaporées avec la chaleur accablante des étés... Chacun suit son propre chemin et les infinies ramifications de choix qui s'offrent à nous, j'aurais pu connaître cent vies différentes selon les décisions prises mais je n'en expérimenterai qu'une seule. J'ai choisi la facilité, la grande voie toute tracée des choix par défaut : faire des études, trouver un boulot, fonder une famille.

Robot des temps modernes.

Et finalement, l'enfant que l'on a été s'éloigne au large, il nous fait un signe de main au loin puis se perd dans la brume. Mais il ne part pas réellement, il reste tapi dans le fond du décor et nous guette malicieusement.

Je suis un éternel enfant.

Vieillir m'a toujours effrayé, je ne crains pas réellement la mort mais oublier constitue ma réelle hantise; perdre de vue ces rêves d'enfant qui m'ont maintenu en vie pendant toutes ces années, ces espoirs irréalisés et irréalisables, je ne veux pas les enterrer dans un recoin condamné de ma mémoire.

Suis-je fier de ma vie?

Je ne sais pas, je n'ai pas vraiment eu de mérite. Je me suis contenté de reproduire un semblant de modèle patriarcal, mais peut-on parler de mérite? L'animal qui perpétue l'espèce reçoit-il alors les mêmes honneurs?

Je n'ai pas mérité de vivre, j'ai ouvert les yeux sur cette planète sans demander la permission, je fais partie de ces élus qui ont la chance de respirer. C'est fou quand la pensée s'attarde sur ce principe, dérangeant aussi. Vivre tout simplement. Dans l'infini néant de l'univers, moi petite chose insignifiante, j'existe. Je suis doué de pensée, rendez-vous compte. Des milliards d'années auparavant, le noir obscur du chaos domine, la Terre se résume à un gros caillou en feu. Nous crions : "Vive l'an 2000, et bonne année" et six milliards d'âmes illuminent ce désert originel. Quelle est cette force qui nous a insufflé ce besoin viscéral d'exister? Plus que vivre c'est exister qui compte, donner un sens à nos actes, là réside notre mérite.

Aujourd'hui, je ne vis plus. Mon coeur s'est arrêté de battre un matin d'automne, un banal matin avec de la pluie fine sur les carreaux et des feuilles orangées balayées par le vent qui peuplent la cour vide. Je continue d'exister à travers ceux qui ont traversé ma vie, désormais je ne fais plus qu'un avec la terre. Ma Terre, celle qui m'a servi de terreau. Ici, mon fils vient souvent penser à moi, il avait dispersé mes cendres devant ces inflexibles escaliers; j'existe encore un peu grâce à lui. Quelque part entre les orties et ce ciel nuageux, le fantôme de mes souvenirs rôde toujours, prêt à bondir sur la personne songeuse, assise sur ce vieil escalier.

A l'opposite, sur le mur, le tag dit toujours : "Réveille-toi"






"Dans l'infini néant de l'univers, moi petite chose insignifiante, j'existe."
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3 août 2009 1 03 /08 /août /2009 15:01
"Pour moi ce sera une entrecôte avec la garniture de frites s'il vous plait, annonçai-je nonchalamment.

-Et Madame a t-elle fait son choix?" enchaîna rapidement le serveur de la petite brasserie.

Décidément ces garçons s'immisçaient toujours trop tôt dans la conversation pour venir prendre commande, les hostilités avec les cacahuètes touchaient à peine à leur terme qu'il fallait livrer la prochaine bataille culinaire. D'autant plus que Sandrine, comme à son habitude, se débattait avec un dilemme cornélien dès lors qu'elle se confrontait à un choix, aussi simple qu'il puisse paraître; comme trancher entre la robe noire ou rouge et pour des choses plus sérieuses comme me quitter ou rester avec moi... Depuis quelques temps, notre relation flirtait dangereusement avec le rail de sécurité, le véhicule de notre histoire n'attendait plus qu'une sortie de route hasardeuse après quelques dérapages incontrôlés. Ce  fâcheux constat ne me causait pas une grande peine, notre amour se résumait plus à une chronique du vide affectif, entre deux personnes trop seules. Dès les premières lignes de notre "romance", je savais pertinemment que le livre de nos amours ne s'emcombrerait pas de pages langoureuse et romantiques. Elle recherchait une épaule sur qui se reposer, j'envisageais un remède contre ma mélancolie.


Depuis cet horrible accident, je n'avais plus goût à rien; la moindre parcelle de bonheur se consumait mécaniquement sous mes pieds, le beau devenait banal dès lors que je l'approchais, la légèreté s'affaissait naturellement sous la chape de plomb de la gravité. Toutes ces nuits d'insomnies cauchemardesques, je revivais ces horribles instants; je sentais encore la chaleur vivace des flammes gagner le bas de mon corps, les cris désespérés de ma femme et de mon enfant me hantaient toujours. Pourquoi moi? Pourquoi avais-je été épargné? J'étais probablement le plus mauvais de nous trois, une petite vermine sans âme comme moi avait survécu, la seule partie potable de mon existence résidait dans l'amour que je portais à ma petite vie de famille bien rangée. Dès lors, je n'ai plus eu la force de chercher à nouveau une âme soeur et mes quelques aventures s'étaient auto-détruites au stade embryonnaire. Sandrine, une gentille bonne femme au demeurant, n'avait rien de précis à se reprocher, mais comme toutes les autres depuis la seule et unique, elle  se présentait comme un fruit sans saveur. Mon emploi de gardien de musée me poussait à me hisser hors du monde du sommeil, chaque matin de cet interminable châtiment quotidien. Je travaillais dans une petite galerie d'art, plutôt mineure pour la masse de touristes qui visitait le lieu à la va-vite. Mais pour moi, avec le temps, elle était devenue ma galerie, ma propriété intellectuelle. Je connaissais le moindre rayon de lumière de chaque paysage, j'avais donné vie à tous les personnages venus habiter ces tableaux, je faisais survivre les peintres les plus obscurs à travers mon savoir. La vie n'avait pas réussi à oxyder la beauté de la peinture.

"Mais tu m'écoutes?" lança Sandrine dans une plainte typiquement féminine.

 

Sandrine transportait également dans ses bagages son lot d'histoires délicates; parmi les quelques discussions sérieuses que j'ai pu avoir avec elle, j'appris qu'elle avait eu un fils, bien trop jeune, avec une relation d'un soir. Un vestige de "son autre vie" comme elle aimait à me le dire. Sandrine, par peur de ne pas assumer sa maternité et sans doute par envie de continuer une vie d'insouciance, décida d'accoucher de ce petit morceau de vie sous X. Bien des années s'écoulèrent et les démons de la quarantaine la rattrapèrent, elle s'était résolue à retrouver l'enfant qu'elle avait mis au monde. Sandrine vivait seule, plus de famille aussi, ce fils inconnu concentrait ses espoirs de renouveau affectif. Entre deux bouchées d'entrecôte, elle me confia avoir retrouvé sa trace, brutalement, sans aucune transition. Tout ce temps, ils avaient vécu dans la même ville, j'appris dans la foulée que ce jeune homme suivait des cours d'histoire de l'art à la faculté et se dénommait Alain. Sandrine était partagée entre la folle envie de retrouver cette part d'elle-même et par une peur viscérale du rejet, son fils n'était probablement pas au courant de son abandon passé, sa réaction pouvait se révéler explosive. Sandrine n'aimait pas les conflits, elle les avait fuit toute sa vie. Cette journée exhalait un parfum particulier et palpable, celui de ces instants cruciaux de la vie; un faux-pas et toute une vie qui prend un chemin différent, vingt années de meublage affectif pour arriver à cet instant clé. Sandrine était assise dans la salle d'attente du jour le plus important de son existence chaotique. Encore fallait-il qu'elle réussisse à franchir le pas de la porte, je la sentais bien fébrile.

 

Je gardais peu de souvenirs précis de ce repas, présent sans être vraiment au rendez-vous, mes pensées se perdaient dans la brume des nuages de fumée. Ma vie, attentiste, s'écrasait sous ce mégot de cigarette. Mon attention se focalisait bêtement sur mon morceau de viande, mon cerveau déserté de toute pensée constructive et cohérente se reposait sur ses fonctions primales. Les paroles de Sandrine se mélangeaient au vacarme ambiant pour former un espèce de marasme auditif indescriptible.

"Nous deux, ça mène nulle part non?" me regardai-je alors penser à haute voix.


Sandrine n'esquissa qu'une moue perplexe en guise de réponse, certains silences valent toutes les paroles du monde. L'accord fut tacite mais nos chemins se séparèrent devant l'enseigne du petit restaurant, notre rupture arriva sans plus de remous. Sans rancune, elle s'éloigna dans la rue opposée, m'adressa un signe de main machinal et se perdit dans le flux de piétons. Elle venait de sortir de ma vie, un poids en moins soupirai-je intérieurement. Le repas n'avait été ni trop long, ni trop court, j'avais juste le temps de me rendre au musée pour accomplir mon après-midi de service. Tout se colorait de gris autour de moi : les manteaux, les écharpes, les voitures, le ciel, les facades, le trottoir... tout ce gris au fond de moi. J'entrai dans la chaleur bienfaisante de ma bonne vieille voiture, lançai un coup d'oeil au rétroviseur pour contempler ce type paumé avec sa grosse barbe noire. La fin de la journée s'annonçait plutôt tranquille, les touristes venaient surtout visiter le musée lors des weeks-ends ou pendant les grosses affluences estivales. En ce mauvais mois d'hiver, le musée accueillait largement plus de tableaux que d'âmes humaines. Cependant, j'avais eu vent le matin même, de l'arrivée d'un groupe d'étudiants en histoire de l'art pour le début d'après-midi. Leur professeur, la  folklorique Baronne, faisait office de guide; je n'aurai qu'à faire acte de présence et prendre une mine renfrognée pour effrayer les jeunes filles, pensai-je en me garant sur le parking du personnel.

 

Le parking brillait par la multitude de places laissées libres, à l'exception de la voiture du guichetier, ancré depuis toujours sur les lieux. Celui là, il était toujours arrivé avant tout le monde, réglé comme du vieux papier à musique; il m'agaçait plus qu'autre chose, les années réverbéraient toujours plus péniblement sa maniaquerie, son austérité de vieille bique et son regard sévère de père la morale, Il me sortait par les trous de nez depuis des lustres. Entré dans le musée, je constatais sans surprise que cette vieille chouette se tenait déjà en place derrière son poste. Nous nous échangeâmes quelques froides politesses et je me dirigeai vers le petit vestiaire du personnel pour me glisser dans mon costume de gardien de musée, dans ce petit ensemble bleu marine qui me donnait un peu d'importance et un semblant de statut. Je profitais de ces quelques instants de calme avant l'arrivée bruyante de ces gamins pour le cours d'histoire de l'art dirigé par la Baronne. Elle ferait un beau couple avec le guichetier, la mère Baron; même caractère de vieux monastique. Dans le fond, elle possédait pourtant quelques qualités, elle m'avait même recommandé au patron pour obtenir ce poste. Je lui devais le peu de motivation restante pour me lever chaque matin et aller au travail avec un certain plaisir, quelque part elle me sauvait la vie.

"Ils arrivent" m'annonça l'antique bourrique guichetière.

 

Comme si je ne les avais pas vu, gros nigaud. Le groupe d'élèves s'entassait déjà devant l'entrée du musée, dans la cohue générale. Pour fuir ce vacarme amplifié par l'acoustique du gigantesque lieu, je pris la direction de l'aile opposée du musée pour profiter pleinement des salles isolées et silencieuses. Peu de visiteurs s'attardaient dans cette petite salle qui me servait de refuge, elle pouvait leur paraitre sombre et inhospitalière, moi je l'aimais. Je l'avais élevé au rang de sanctuaire lors de grosse montée de spleen ou quand je souhaitais profiter d'un peu de tranquillité. Les tableaux de paysages désertés de toute âme vivante, hormis celle du peintre, accueillaient mes pensées les plus noires; les fantômes de mes pensées venaient se perdre au milieu de ces criques romantiques ou de ces marines languissantes, ces décors devenaient une corbeille aux idées noires. J'appréciais fondamentalement mes tableaux, mon musée et mon métier pour ces instants de calme absolu; le contact humain, lui, me terrorisait. Puis, les voix des étudiants baissèrent d'un seul coup, certainement par la grâce de l'autorité de sa majesté la Baronne. Le calme revenu, je revins sur mes pas et m'approchais discrètement du groupe d'étudiants pour voir de quoi il en retournait plus précisément, et par la même occasion pour passer un peu de temps car l'après-midi s'annonçait aussi imperturbable que toutes ces peintures figées. Apparemment, je n'étais pas le seul à être ici pour faire passer le temps, les explications sans fin de la Baronne avaient vaincu nombre de jeunes enfants. Quelques années avant, j'étais assis à leur place, à m'ennuyer devant la sempiternelle ritournelle de la Baronne, à me moquer de ses tics verbaux. Toute cette époque me paraissait si lointaine, j'avais l'impression de m'empêtrer dans ma troisième vie en plus de quarante années d'existence; jeunesse, mariage, veuvage. Comme j'enviais l'insouciance de ces jeunes, je désirais tant revenir sur cette époque dorée, ressentir la joie simple de cette époque. Ce temps où je me sentais tellement vivant, ces petits moments faits de rien comme caresser la main de ma femme, sentir l'odeur de ses cheveux, la douceur de sa peau... Tous les soirs, je priais pour me réveiller de ce mauvais rêve et chaque matin je me maudissais d'ouvrir les yeux sur cette vie de damnation.


Le patron du musée s'était déplacé en personne aujourd'hui, le fait demeurait assez rare pour être souligné. Il s'affiliait à cette caste des nouveaux riches construits eux-même, il vivait pour l'argent et l'argent le faisait vivre, on ne pouvait dissocier l'un de l'autre. Il surpassait le guichetier dans mon échelle personnelle du mépris, dieu sait pourtant que le guichetier se perchait déjà sur les ultimes barreaux de cette échelle. Le chef n'avait pas débarqué pour rien, il ne s'affichait pas avec le commun des mortels pour venir discuter peinture avec nous; quelque chose de plus sérieux devait certainement se tramer, tout cela ne sentait vraiment pas bon, j'étais assailli par ce mauvais pressentiment qui précède les grandes catastrophes. Après avoir échangé quelques mots avec la Baronne, il vint m'aborder comme un cheveu sur la soupe, j'ai d'abord cru qu'il allait passer devant moi sans dédaigner m'adresser la parole; ce surcroît d'attention inhabituel renforça mon inquiétude, la discussion s'enclencha sur des banalités de circonstance, des courbettes de langage hypocrites. Je devinais qu'il prenait la température, tournait autour de sa proie comme un rapace et j'attendais le moment fatal de son attaque. Il porta le premier coup au bout de quelques minutes lorsqu'il aborda la question de mes absences régulières, j'eus droit à l'écueil sur la nécessité d'avoir un employé fiable sur qui compter, sur la machine qui s'enrayait dès qu'un élément indispensable ne fonctionnait plus correctement... en effet, j'avais débloqué plus que de raison ces derniers temps, j'étais souvent resté cloîtré chez moi parce que je n'avais envie de rien tout simplement. Juste dormir pour oublier pendant quelques heures.

 

"Qu'est ce qu'on va faire de vous mon pauvre Michel?, soupira-t-il avec dédain.


- Je sais pas. Ecoutez faites comme vous voulez moi je vais voir si les jeunes ont pas besoin d'aide." répliquai-je sur le même ton désagréable.


Et je lui tournais brutalement les talons, exaspéré. Je commettais un acte totalement suicidaire, j'en étais parfaitement conscient mais une folle bouffée de fierté m'envahit à cet instant. J'abordais alors un des rares étudiant encore resté dans la galerie principale, englouti dans un de ces grands paysages de ruines. Son air inquiet combiné à son visage de jeune biche égarée m'amusèrent, j'engageais la conversation par une allusion douteuse à deux personnages étrangement enlacés dans le fond du tableau, ce qui le fit rire. Je ne me souviens plus tellement du début de conversation, sans doute que j'ai commencé à lui parler de peinture. J'ai très certainement dû lui faire part de mon goût pour la peinture de Picasso, pour l'impressionnisme; pauvre gamin je l'ai barbé avec mes envolées de peintre à deux sous. Comme je le sentais en difficulté pour son exposé, je lui donnais quelques pistes de recherche. Je voyais très bien qu'il notait la moindre de mes réflexions avec une application extrême mais ce petit me touchait, impossible de savoir pourquoi réellement, peut-être que je me retrouvais en lui; il me rappelait le temps où moi aussi, j'allais en cours avec la Baronne et stressais à m'en rendre malade. Ma jeunesse se trouvait devant moi sous les traits de ce gentil garçon, comme une réminiscence de ma première vie antérieure. Et la discussion dévia imprévisiblement; le sujet premier de la peinture s'était éclipsé, les tableaux s'étaient mués en simples oreilles attentives à nos paroles. Je lui racontais quelques anecdotes du bon vieux temps des cours de Madame Baron, des blagues potaches qu'on se faisait entre copains; l'évocation de ces quelques souvenirs me mit du baume au coeur, je me surpris même à rire avec ce gosse en imitant la fantasque baronne. Ce petit homme ne le savait pas mais il venait d'accomplir quelque chose d'extraordinaire, quelque chose que je ne croyais plus possible depuis bien longtemps : il m'avait fait oublier. Juste quelques minutes, je n'ai pas songé à ma femme, à ma fille qui me manquent tellement, j'ai desserré cette boule qui me comprimait constamment l'estomac depuis des années. Sur le moment, j'éprouvais une sensation de remords assez dérangeante. D'ailleurs, je lui avais fait part de mon histoire personnelle, sans réfléchir, la confidence était naturellement tombée; je sentais une oreille attentive à mes problèmes et il me confia quelque chose qui me bouleversa profondément, je lui rappelais son père décédé depuis quelques années. J'ai retenu quelques larmes, montées à l'improviste dans mes yeux. Nous étions des accidentés de la vie, l'alchimie s'était créée certainement sur ce ciment commun, malgré la différence d'âge. Les personnes giflées par le destin dans le passé partagent, je crois, cette triste lueur dans le fond des yeux; et même derrière les grands sourires se cachent une amère ironie. Je n'allais pas tarder à regouter à cette amertume car j'entrevoyais mon patron qui me lançait des regards d'une noirceur assassine, je pris congé de mon nouvel ami, nous nous échangeâmes nos noms et prénoms respectifs car j'avais dans l'idée de vérifier si ce garçon n'était pas le fils de Sandrine. Malheureusement non, il s'appelait Vincent. Il ne me restait qu'à encaisser le savon du grand manitou.

 

Sans tarder, il m'annonça mon renvoi. Froidement. Sadiquement. Dans ses yeux brillait la lumière de la satisfaction. Il cherchait à me renvoyer depuis quelques temps, j'avais été trop bête en me laissant prendre au piège, je lui avais fourni un argument de plus pour me licencier. Pour la dernière fois, je quittais mon costume de gardien de musée, j'abandonnais dans ce casier ma dernière parcelle de vie, ce travail qui portait à bout de bras mon existence; sans lui, plus de lumière mais un vide immense. Le guichetier m'adressa un "au revoir" banal comme il m'en avait adressé tous les soirs depuis des années, tout se terminait dans la monotonie la plus totale. J'arrivais à hauteur de ma voiture et avant de rentrer à l'intérieur, je balayais d'un dernier coup d'oeil mon musée, un lourd soupir s'échappa de ma gorge pourtant nouée par le chagrin et s'envola au gré d'un vent dissipateur de souvenirs; près de vingt années de ma vie disparaissait avec ce soupir. Mais je ne pouvais plus rien faire, j'avais beau taper de toutes mes forces sur le volant et hurler comme un forcené, le silence seul me fit écho. Le trajet du retour s'engluait dans une inquiétante étrangeté, plus aucune pensée ne me traversait l'esprit, comme mort de l'intérieur je passais les vitesses machinalement, m'arrêtait au feu comme un automate bien réglé, même les musiques de mon poste-radio ne faisait plus sens. Les mélodies s'enchaînaient, toutes plus insipides les unes que les autres.

"Oh it's such a perfect day, I'm glad I spend it with you. Oh such a perfect day, you just keep me hanging on..."

 

Si le néant pouvait être palpable, il se résumerait à ces quelques minutes que j'ai passé dans les embouteillages. Après ce moment intemporel, j'arrivais devant le palier de mon appartement, seul mon vieux chat me salua d'un triste miaulement; j'étais un fantôme inconnu prêt à hanter ces lieux pour l'éternité. Chaque parcelle de cet endroit me rappelait un moment vécu avec ma famille, ce vieux canapé m'évoquait les jeux enfantins de ma fille, ces moments d'insouciance qui se résumait à "Trois p'tit chats, trois p'tit chats, trois p'tit chat, chats, chats" ... La chambre à coucher exhumait inévitablement ces folles nuits d'amour ou simplement ces longues nuits à parler de tout et de rien, blottis l'un contre l'autre. Aujourd'hui, il ne subsistait que des visions du passé. Toute ma vie actuelle se résumait à mon chat et le tableau qui surplombait la cheminée du salon, ce tableau valait un bon paquet d'argent, mon père me l'avait légué à sa mort; d'après ce qu'il m'avait confié, je pouvais en tirer facilement un ou deux millions de franc de l'époque. Cependant, je ne m'étais jamais déterminé à le vendre, tout comme je n'avais jamais quitté mon appartement, même après l'accident. Ils matérialisaient tous les deux des vestiges d'une valeur sentimentale inestimable, le dernier lien avec ceux que j'aimais plus que tout se conservait dans cet appartement et cette peinture. Seule la mort pourra m'en séparer. Plus les heures poussaient les aiguilles, plus le silence se faisait oppressant; ma vie allait donc se résumer à ces tristes soirées muettes et sans âme? Non impossible. La décision se fit naturellement, sans vraiment réfléchir, elle jaillit comme une évidence; il fallait en finir une bonne fois pour toute, j'avais accompli tout ce que j'avais à faire dans cette vie et plus personne ne m'attendait. Je m'armais d'un stylo et décidais d'écrire quelques mots d'adieu et mes dernières volontés, je me rendis très vite compte que je n'avais rien de particulier à dire. Personne à faire pleurer, personne à qui dire au revoir, personne à qui m'excuser. Ma lettre testament ne dépassait pas les deux lignes et franchement ma vie n'en valait pas plus, je griffonais donc d'un peu de noir ce papier vierge sans m'attarder sur le style ou le fond, un pompier se foutrait bien royalement de mes dernières envolées lyriques. Je laissais le tableau au petit Vincent que j'avais rencontré cet après-midi à la galerie du musée, il pourrait gagner pas mal d'argent avec la vente. Il fallait le faire maintenant, le silence envahissant de mon appartement m'aida à prendre la fuite, il fallait prendre congé de cette grisaille permanente pour aller vers quelque chose de meilleur. Une corde, un tabouret et un crochet, il n'y avait pas besoin de plus; toute cette simplicité pour arrêter tant de complications. La vieille horloge du salon faisait tourner le temps au rythme des battements de mon coeur, bientôt les aiguilles prendront le dessus et elles seules continueront de tourner. Je me raccrochais à ce que m'avait dit mon père sur son lit de mort :

"Ne sois pas triste pour moi car je vais passer ma mort à revivre les plus beaux moments de mon existence et mon esprit se perdra dans l'infini de ces moments de bien-être"

Je pense qu'il avait raison, je ne m'étais jamais senti aussi bien que durant ces quelques minutes où je sentais tous mes problèmes s'échapper doucement de mon corps. Le bonheur absolu.






"Je gardais peu de souvenirs précis de ce repas, présent sans être vraiment au rendez-vous, mes pensées se perdaient dans la brume des nuages de fumée. Ma vie, attentiste, s'écrasait sous ce mégot de cigarette."
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31 juillet 2009 5 31 /07 /juillet /2009 00:00
"Mais enfin dégagez le passage, vous êtes en plein milieu, me grogna un cinquantenaire chauve, en costume noir, apparemment pressé par le temps.

-C'est bon, c'est bon, pas la peine de hausser le ton comme ça" marmonnai-je.

 L'homme me jeta un regard noir à la hauteur de son humeur massacrante et se dirigea vers la sortie d'un pas pressé. Dès qu'il tourna les talons, j'en profitais pour lui adresser narquoisement l'un de mes plus beaux doigts d'honneur, assaisonné d'un juron plutôt bien senti. Il m'avait sans doute entendu mais je m'en moquais éperdument, nous ne nous recroiserions sans doute jamais; pas très élégant mais tellement défoulant. Ce vieil éphèbe, sans aucun poil sur le caillou, ne m'impressionnait pas... bon peut-être, un peu. L'idée de piétiner rageusement son costume de luxe ne me déplaisait pas; même si ce type n'avait pas tort dans le fond, j'étais bel et bien planté comme un piquet au beau milieu de la foule, à rêvasser. En revanche, dans la forme ce mâââle viril m'avait passablement agacé, cet énergumène  incarnait l'archétype du business-man, imbu de sa petite personne, à qui je ferai avaler sa cravate dans une pulsion sadique. Sans doute parce qu'il représentait tout ce que je ne serai jamais, tout ce que j'exécrais : calculateur, froid, riche, avec une maîtresse au pied de chaque aéroport du monde. Je ne sais pas vraiment pourquoi j'étais venu me perdre dans l'immensité de cette foule, dans ce hall d'aéroport. L'envie m'avait assailli soudainement ce matin, il fallait que je réalise de mes propres yeux jusqu'où je pouvais aller, un besoin viscéral de savoir si la peur ne me sauterait pas au ventre lors de l'instant clé. Je m'écartais légèrement de cette fourmilière humaine pour trouver un peu de calme, auprès de ce petit banc en bois. Adossé à ce mauvais dossier, je me laissais envahir par la houle des pensées insignifiantes et le vacarme de la foule ne tardait pas à surplomber cette tambouille de pensées superfétatoires. Ce bourdonnement assourdissant, ces milliers de personnes inopinément invitées dans mes réflexions, me plongeait dans une profonde torpeur. J'aimais me retrouver plongé au coeur de ces marées humaines, je tirais une étrange sérénité de ces instants : anonyme parmi les anonymes, rien de plus et rien de moins. Je n'avais aucun compte à rendre à cette foule, inutile de jouer cette comédie permanente que l'on joue habituellement, je me contentais d'être moi. De mon banc, transformé pour la cause en chaise de réalisateur de cinéma, je prenais les commandes de cette pièce aux multiples scénarios, chaque personnage pouvait devenir le héros d'une histoire naissante; les grandes foules constituent un réservoir d'inspiration infini, tout le monde est en mesure d'obtenir le premier rôle. L'espace de quelques instants, je leur imaginais une vie fictive, sûrement bien plus rocambolesque que le vague train-train quotidien qui rythmait leur vie.


Une fougère me hissa hors du pays imaginaire en me caressant le coin de l'oreille, il faudra qu'on m'explique un jour pourquoi les plantes sont disposées aussi près des bancs publics... Il fallait me dépêcher de manger, j'avais promis à Vincent de le rejoindre au musée cet après-midi, j'avais déjà esquivé un repas avec lui ce midi pour venir méditer ici; je lui devais bien un ultime cours d'histoire de l'art avec la mythique Baronne. Il fallait que je vois une dernière fois la seule personne que j'estime réellement dans ce monde, partager encore un moment d'insouciance avant de m'envoler vers l'inconnu. Je doutais des capacités de Vince et son sens de l'orientation peu commun pour trouver la rue menant au musée, il se débrouillera bien pensai-je alors en avalant un jambon-beurre infâme. Ce sandwich englouti me laissa un arrière-goût de doute; l'instant de quelques mastications, une foule de souvenirs étaient remontés à la surface : les centaines d'heures de cours passées ensemble dans une adversité commune, les soirées à refaire le monde autour d'un bon verre, les galères communes, les filles. J'abandonnais derrière moi toute cette foule de souvenirs d'amitié si je partais ce soir. Je doutais de mes capacités à monter pour de bon dans cet avion.


Sorti du terminal, je sondais la grisaille conjuguée du ciel, des nuages et de l'aéroport puis marchais en direction de l'arrêt de bus le plus proche. Au loin, un avion prenait son envol et emportait dans sa soute à bagages toutes mes certitudes. Je ne tardais plus à parvenir devant un amas de vieilles pierres fissurées qui faisait office de station de bus, une poignée de minutes plus tard le bus fit son apparition. Le vent assenait de grosses gifles d'air glacé et j'accueillis avec une réelle joie ce vieux bus à la chaleur réconfortante, je m'accommodais d'une place libre au fond du car sur la rangée de droite, le chauffage chatouillait mes jambes malmenées par le froid de décembre quelques instants plus tôt. Bientôt, je tombais dans un demi-sommeil réparateur car on ne dort jamais complètement dans les transports publics; entre les discussions intempestives des voisins, la soupe musicale immonde écoutée sur des portables à la qualité horrible, la conduite trop sportive du chauffeur qui vous secoue la tête dans tout les sens, difficile de trouver un réel repos. Pourtant, ces quelques minutes d'abdication face à la somnolence permettent d'endurer le poids des journées aux heures sans fin. Assis à l'arrière-train de ce gros véhicule, je me trouvais perdu entre la frontière du rêve et de la pensée, bercé par les éternelles rengaines. Ces refrains obsédants qui m'avaient conduit dans cet aéroport, ce chant d'Ulysse qui me chantait les louanges d'une nouvelle vie, loin de cette grisaille ambiante. Partir loin pour écrire de nouveaux couplets à ma vie. Un coup de frein mal inspiré du chauffeur me ramena à la réalité par un grand coup de tête contre la fenêtre du bus, bienvenue dans le monde réel.


"Nous sommes arrivés, m'annonça presque triomphalement une bonne grosse dame.

-Merci... J'avais cru comprendre" ironisai-je dans ma barbe que je m'étais d'ailleurs rasée ce matin même.


Je me trouvais maintenant dans la rue principale de la ville pleine à craquer, à quelques foulées du musée dans lequel j'allais passer une poignée d'heures de purgatoire. Malgré la conduite sportive du chauffeur, j'accusais d'un léger retard, rien ne sert de courir il faut partir à point. Je hâtais le pas pour débarquer finalement devant la masse grouillante d'élèves, postée face au musée en rang d'oignons; je notais avec un certain soulagement l'absence de Madame Baron. J'échappais au classique laïus sur l'obligatoire ponctualité de tout bon étudiant modèle, cependant il semblait que ce joli sermon de principes ne s'appliquait pas avec la même minutie aux professeurs chevronnés; en effet Madame Baron comptait plus de dix minutes de retard, chose intolérable dans le cas inverse. Je cherchais Vincent du regard et le trouvais assez rapidement, il était apparemment trop aspiré par le créneau hasardeux d'une femme pour avoir remarqué ma présence. La foule d'étudiants était maintenant réunie au grand complet, les jacassements de notre groupe se mêlaient assez désagréablement au vacarme déjà assourdissant de la circulation. A cet instant précis, notre groupe se rapprochait intimement d'une basse-cour foisonnante : les poules d'un côté battaient de l'aile pour se donner une certaine prestance, les plus futiles d'entre elles s'apparentaient à la poularde d'élevage destinée à finir en repas de soirée arrosée; les plus bruyantes glougloutaient vainement tandis que les plus hargneuses, les oies, distribuaient perfidement des coups de becs à tout bout de champ. Les volatiles mâles participaient aussi à cette cacophonie ambiante : certains revêtaient le plumage de braves pigeons mais ne se privaient pas de canarder de déjections tout ce qui bouge et plus particulièrement sur les pigeons rivaux, les coqs venaient disputer le marché de la poularde aux pigeons, torse bombé et crête haute. Heureusement, les roucoulements de tourtereaux apaisaient cet assourdissant concert de piaillements divers et variés. Vincent et moi, en bons petits canards de ferme, faisions partie intégrante de cette ferme humaine. Nos bêtes ricanements faisaient office de caquètements, il ne manquait plus que notre Baronne fermière pour mettre un peu d'ordre dans ce poulailler instable.


Les banalités défilaient, on passe toute une vie à échanger ces futilités sans jamais se dire les choses importantes lorsqu'il le faudrait. Pourtant, les banalités font aussi partie intégrante d'une relation durable, elles forment le ciment d'une amitié durable et forge la vie au quotidien; ces petits instants anodins rythment notre vie et la construisent tout doucement. Une vie peut se résumer par une succession de banalités, parsemée parfois de rares instants d'extraordinaire. J'étais posté devant le musée, avec Vincent, à partager ces banalités comme nous l'avions déjà fait des milliers de fois : simplement discuter du cours à venir, de la fille qui passait dans la rue, du match de la veille et de tant d'autres sujets microscopiques d'importance à l'échelle de l'univers. Parler de tout et de rien sans avoir à réfléchir sur ce que l'on pourrait bien dire à notre interlocuteur, ne pas craindre les instants de silence; ces banalités révélaient les grandes amitiés. Toutes nos paroles sonnait affreusement creux en ce début d'après-midi, alors que le soir venu je volerai quelque part au dessus de l'Océan Atlantique. Plus la discussion s'enlisait dans la banalité plus je prenais la pleine mesure de la situation, nos derniers échanges se consumaient dans le vide. Je ne souhaitais pas annoncer mon départ à Vincent car je savais parfaitement qu'il disposait des arguments pour me dissuader de partir, d'autre part j'étais intimement convaincu de la nécessité d'un nouveau départ, loin de tout. Alors, j'essayais tant bien que mal de cacher mon trouble, de paraître aussi normal qu'habituellement et d'échanger les banalités les plus banales qu'il soit. De toute façon, je n'étais pas fait pour les adieux solennels et les grandes effusions de larmes, au risque que ma dernière parole avec Vince soit un "Regarde le cul de celle-là" plutôt qu'une grande déclaration d'amitié. Ces petits instants valaient tout les discours du monde.


"Tiens, regarde qui arrive là bas, s'exclama Vincent à la vue de Madame Baron.

-V'la Madame la Baronne, prépares toi à lui faire la révérence vieux" répliquai-je, tout en mimant un semblant de courbette de la haute société.


Après quelques imitations foireuses de ce personnage haut en couleurs, Madame Baron nous rassembla tous devant la porte du musée à la manière de petits enfants. Nous passions alors de l'état de volailles à bovins en l'espace de quelques secondes, sous les directives de Madame Baron transformée pour l'occasion en bergère. Bien disciplinés, nous nous dirigeâmes panurgement vers l'entrée du musée qui allait faire office de pâturage intellectuel, nous étions tous plus ou moins prêts à mâcher, ingurgiter puis régurgiter les cours pas toujours comestibles de la Baronne. Les vaches contemplaient mollement les trains filer à vitesse grand V; nous, bovins estudiantins observions défiler paresseusement les tableaux à vitesse petit v. Je m'étais décidé à quitter le pays en partie pour ces moments d'ennui contraint, j'étais fatigué de devoir faire les choses d'une certaine façon pré-établie, parce qu'il ne pouvait pas en être autrement. Faire des études, suivre des cours, trouver un boulot, manger à midi, se coucher à onze heures... J'étais résolu à ne plus subir ce modèle imposé, je m'étais promis de suivre mon propre cheminement et prendre de la distance, tout reprendre à zéro s'imposait comme la seule alternative à ce schéma écrit à l'avance. Le déclic avait eu lieu quelques mois auparavant, lorsque j'avais retrouvé la trace d'un de mes oncles exilé en République Dominicaine. Je m'étais mis en tête de le retrouver à tout prix, je sentais que nous étions assez proches dans ce cheminement intérieur et qu'il avait certainement pris la fuite pour les mêmes raisons qui aujourd'hui m'ont poussé à acheter ce billet d'avion en partance pour Saint-Domingue. Après quelques démarches auprès de l'ambassade française de l'île et quelques coups de téléphone surtaxés passés dans d'obscurs tripots du pays, j'avais enfin retrouvé sa trace; ainsi j'appris de sa bouche, qu'après de nombreuses galères financières, il avait finit par atterrir comme homme d'entretien dans un parc aquatique. Je fus encore plus surpris d'apprendre qu'il avait recommencé sa vie avec une autre femme, mère de sept enfants, alors qu'il était encore officiellement marié en France. Et puis de fil en aiguille et de discussions en belles paroles, un lien étrange se tissa entre nous malgré la distance et un soir il me fit cette proposition :


"Écoutes, ici on roule pas sur l'or, les étrangers qui l'ouvrent trop sont pas toujours bien vus, les apparts trois pièces on connaît pas vraiment. Mais ici la vie, tu vois, elle s'écoule doucement, tranquillement. Alors j'ai une proposition à te faire : si commencer cuisinier, serveur ou balayeur  te fais pas peur. Si gagner du fric n'est pas ton objectif ultime dans la vie, alors j'ai quelque chose qui peut t'intéresser... "

Il prit une grande respiration à ce moment de son discours comme pour marquer le caractère solennel du moment.

-Voilà, depuis quelques temps j'ai ouvert un petit restaurant, oh c'est pas du grand luxe mais on y mange bien et les affaires roulent plutôt bien pour moi tu sais. Bref, je peux t'offrir un poste de serveur et t'offrir le logement pour quelques temps histoire de te stabiliser, on est plus à une personne près quand on vit à neuf dans une maison. C'est pas la vie de palace que je t'offre, je sais que tu en es conscient mais réfléchis bien, ça pourrait être une sacrée belle page de ta vie que tu pourrais entamer. Je te laisse un peu y penser et on en reparlera d'ici quelques jours, ok?"


Ces paroles résonnaient encore dans mon esprit et trouvaient un écho à la hauteur  de l'immensité du musée. Le cours de la Baronne débutait par une visite en bonne et due forme des différentes galeries du musée, chacune émaillée richement d'explications fleuves de Madame Baron plus baronne que jamais. Le moindre brin d'herbe devenait prétexte à un long intermède sur le coup de génie du peintre qui avait retranscrit à merveille la fugacité du courant d'air sur la plaine verdoyante; Vincent, tout comme moi, percevions plutôt une bête étendue d'herbe verte, question de point de vue j'imagine. La visite guidée expédiée en une petite heure, nous fûmes tous réunis dans la galerie centrale, baignée de la lumière faiblarde d'un après-midi de décembre. Cette pièce principale en imposait par son aspect gigantesque et bénéficiait d'une capacité d'accueil très conséquente, le petit groupe d'une quarantaine d'étudiants que nous formions ne manquait pas d'espace; les grandes fenêtres ouvraient la voie aux rayons de soleil venus transpercer l'air pour venir s'échouer sur nos épidermes, ce semblant de chaleur anesthésiait l'esprit et maintenait le corps dans une bienfaisante chaleur. Je naviguais alors au hasard de mes pensées, entre le sommeil et la rêverie; chaque parole de Madame Baron semblait s'éloigner inexorablement... bientôt sa voix se résuma à une lointaine sonorité qui faisait office de berceuse. Les mots chutaient tête première dans le vide, ricochant sur mon oreille, ricochant sur l'oreille du voisin, ricochant contre les murs pour se damner dans les hauteurs de la bâtisse. Les sons s'entrechoquaient les uns aux autres mais aucun ne faisait sens, mon inconscient recrachait une espèce de bouillie mentale constituée des différents moments de la journée. Une boulette de papier catapultée par Vincent me fit atterrir sur Terre, la réalité de cette journée se résumait souvent à des coups sur la tête. Je ne me fis guère attendre pour riposter, je confectionnais une boule de papier encore plus épaisse à l'aide de feuilles de classeur qui n'avaient pas vraiment répondu à leur fonction habituelle d'écriture. Le tir se révéla fort précis et assez redoutable de force, je n'avais pas perdu la main depuis le lycée. Je mimais un semblant de poteaux avec mes mains et une partie de football-papier allait s'engager sur le bas-côté du groupe, à l'abri du regard bionique de la Baronne, qui heureusement, n'avait pas encore intégré un système de vision à trois-cent-soixante degrés dans son processeur interne. Elle adhérait encore aux tactiques de la vieille école et n'avait pas assimilé le fait que les positions stratégiques n'étaient plus celle du fond mais celles situés sur les flancs du front de bataille.


Finalement, nous n'avions pas vraiment évolué depuis le lycée, lors de la rentrée, ce matin de septembre. Je me souviens encore de ce jour, le film se déroule encore sous mes yeux : la cour bosselée du lycée, les bancs en ferraille disposés anarchiquement dans l'espace, la masse grouillante d'élèves qui s'agitaient devant les listes de répartition des classes; je sentais encore cette humidité dans l'air et le craquèlement vivace des feuilles sous mes pieds. Je posais fraîchement mes valises dans une nouvelle ville après un déménagement forcé, je me souviens aussi de cette appréhension à l'idée de ne voir aucun visage connu. Les marches noires de l'escalier, les grandes portes grisâtres à coulisse, les fenêtres à hublot qui laissaient entrer un peu de lumière, les mosaïques sur les murs du couloir, j'entendais encore mes pas résonner dans ces interminables couloirs. Clac, Clac, Clac. J'étais encore en retard ce jour de découverte, la classe déjà rentrée, seule la porte de la salle 218 était entrouverte; je me souviens de la trentaine de regards braqués sur ma personne, le professeur de français me toisait du haut de son estrade, le tableau vert vierge de toute craie, la longue règle jaune graduée, je croise encore le regard de Vincent qui m'appelait des yeux. Je pris naturellement place à ses côtés au fond de la classe, sur la droite; à l'endroit même où mon nom, gravé au compas, figure toujours sur ce vieux crépis blanc. Dès nos salutations, notre amitié s'était liée dans un éclair d'évidence, notre relation se sécurisait dans un espace-temps qui excluait les codes artificiels des relations humaines, pas de comédie permanente à jouer. Puis les années lycée se sont écoulées dans la fulgurance de la jeunesse, les années fac ont défilé tout aussi vite et nous marchions encore ensemble dans cette galerie de musée. On ne choisit pas sa famille selon le proverbe d'usage, la mienne était partie en fumée depuis longtemps... un réel ami ne se choisit pas aussi, il s'impose naturellement à vous dans un prisme d'authenticité, Vincent instaurait  une des rares certitudes sur lesquelles je pouvais compter dans la vie. Toutes ces raisons et tout ces souvenirs communs me retenaient encore prisonnier d'un départ loin de cette réalité; mais pour l'instant le réel se manifestait fourbement sous les traits de ce cours d'histoire de l'art et Madame Baron commençait à lancer les grandes lignes de l'exposé qu'il fallait rendre avant la fin du semestre. A vrai dire, ce genre de contraintes ne me concernaient plus tellement mais je fis mine de m'affoler un peu histoire de ne pas attirer les soupçons de Vincent.


"Ouais, ça va être tendu du slip son histoire d'exposé à l'oral
, minaudai-je à Vincent.

-Clair ça fait chier, on en avait pas assez dans les autres matières déjà"
rouspéta Vincent, plutôt anxieux à l'idée de passer un oral, seul devant tout le monde.

Je me relevais péniblement pour chasser la horde de fourmis qui avaient sérieusement envahi toute la partie inférieure de ma jambe droite. Alors que je sondais la galerie du regard, un homme chauve habillé d'un costume noir fit irruption dans mon champ de vision, je venais juste de l'apercevoir en regardant par dessus l'épaule de Vincent; je fis aussitôt le lien avec le type que j'avais copieusement insulté en début d'après-midi dans le hall de l'aéroport, j'avais visiblement malmené le grand manitou du musée. Je me dissimulais tant bien que mal derrière la frêle silhouette de Vincent pour éviter tout contact visuel avec l'homme en noir, le monde n'était décidément pas assez grand. Après quelques secondes d'affolement, je retombais sur mes jambes et me dirigeais, l'air de rien, vers la galerie opposée au grand chauve en noir, sous le faux prétexte de partir à la recherche d'un tableau pour l'exposé. Cette partie du musée s'ennuyait de sa solitude; délaissée par toutes les âmes vivantes du lieu, elle semblait comme à l'écart des autres pièces, j'avais cette étrange impression de ne plus visiter le même musée. Ici, la lumière naturelle n'avait pas le droit de cité, la luminosité du soleil avait cédé sa place à un mauvais néon qui conférait à ce lieu une atmosphère étrange, comme coupée du temps. Cette galerie se révélait d'ailleurs assez avare en tableaux, aucun n'attirait particulièrement mon attention, ils rajoutaient encore un peu d'intemporalité absurde à l'endroit. Je me retrouvais enfin seul pour la première fois de l'après-midi, je passais quelques instants à tourner en rond et profitais des bienfaits du silence; j'entendais au loin les échos de diverses discussions mais toutes finissaient par se faire absorber par ce silence d'église. Ce si bruyant silence qui prenait possession de mes pensées, qui pesait toujours plus lourdement sur mes tympans, j'aimais ce calme; cet instant de silence, presque recueilli, absorbait la moindre de mes pensées et tous mes doutes se consumaient dans cet entêtant sifflement du silence, il ne me restait alors que mes convictions. Je devais partir ce soir, cette pensée triomphait glorieusement au milieu des tableaux.


Je me libérais des griffes de cet étrange purgatoire, après tout je n'avais plus rien à faire dans ce musée. Je m'arrêtais quelques secondes pour visualiser une dernière fois la galerie principale du musée, comme pour peindre mentalement le tableau de ce lieu et de ses occupants. Il était temps de rentrer chez moi pour boucler les derniers préparatifs de ce voyage vers l'inconnu, inévitablement je devais passer devant Vincent pour sortir du musée, il était affairé depuis presque deux heures dans la galerie principale; devant un tableau de ruines grandiloquent que le gardien du musée et lui ne se lassaient pas de commenter. Je m'approchais de Vincent qui bien évidemment n'avait pas conscience de la solennité du moment, nos dernières paroles étaient attendaient de sortir de nos bouches pour se perdre dans le flot des banalités. Et nos adieux furent d'une banalité consternante, je balbutiais une excuse pour partir et sortis un petit au revoir comme j'en avais prononcé des milliers par le passé. Vincent n'y prêta quasiment aucune attention, son entretien avec le gardien du musée semblait beaucoup plus captivant que mes banales salutations. Il me donnait rendez-vous pour le lendemain, j'acquiesçais dans un soupir non dissimulé, ainsi s'envolèrent nos dernières paroles. Je pris une grande respiration et marchais vers la sortie principale.


"Au revoir jeune homme, j'espère que la journée a été bonne, s'exprima le guichetier dans une allégresse inhabituelle, certainement liée à la fin de journée toute proche.

-Une drôle d'après-midi assurément"
répondis-je ironiquement.

J'arpentais maintenant les rues froides de la ville, la nuit n'était pas encore tombée mais un croissant de lune commençait à prendre place dans ce ciel violacé de fin de journée. Je devais repasser une dernière fois à mon appartement pour récupérer les bagages que j'avais minutieusement préparés la veille au soir. Mon chez-moi se situait un peu plus haut à l'intérieur de la ville, non loin du centre historique, à quelques minutes de marche du musée. J'enroulais mon écharpe autour du cou à la façon des plus authentiques momies égyptiennes et pris la direction de mon domicile, résolu. Je détestais ces froides journées d'hiver :  le vent qui venait mordre le lobe des oreilles, le froid qui perçait les fortifications successives de vêtement pour faire trembler tout le corps; je me concevais assurément comme une cigale dans l'âme. Je remontais la grande rue assez péniblement et finis par arriver devant la grande porte en bois de mon immeuble, bientôt je n'aurais plus à supporter cette grisaille indifférente. Je grimpais quatre à quatre les vieux escaliers grinçants, comme un gamin le matin de Noel, pour arriver devant la porte de mon appartement, numéro C6, touché. Je retrouvais la chaleur bienfaisante de mon intérieur avec une certaine nostalgie, j'allumais machinalement la télé et me servis la bière de fin de journée, celle des braves guerriers qui reviennent d'un long périple. Depuis hier soir, j'avais dépouillé le studio de toute sa personalité; les objets décoratifs s'étaient évaporés dans le spectre du souvenir, les derniers posters retirés des murs vides, les quelques photos de soirées étudiantes ranngées précieusement au fond de ma valise, et la penderie n'accueillait que des cintres métalliques mal accrochés. L'appartement avait rendu l'âme. Assis sur un fauteuil bien esseulé, je réalisais alors que ma vie entière ne tenait qu'en trois sacs de voyage, cet appartement soudain si vide symbolisait tout ce qui ne me retenait plus ici.


La boucle journalière était sur le point d'être bouclée, comme ce midi, assis à nouveau au fond de ce bus qui fonçait à toute allure vers l'aéroport. Le chauffeur marqua le dernier arrêt avant l'aéroport; une femme à la chevelure blonde ébouriffée, avec ce visage caractéristique des femmes anxieuses, monta dans le bus et se dirigea droit vers l'autre place libre de mon siège. Je me réfugiais un peu plus encore vers la fenêtre pour faire de la place et la dame prit place à mes côtés. Après quelques minutes seulement, je réalisais qu'il s'agissait de la femme au créneau difficile. J'entamais timidement le dialogue, la discussion ne dura que les quelques minutes de ce court voyage, j'eus juste le temps d'apprendre qu'elle devait voir une personne présente aussi au musée cet après-midi; mais au dernier moment elle s'était désistée par "lâcheté" selon ses propres mots. Je ne cherchais pas à en savoir plus, trop absorbé par mes propres pensées, je supposais que cette femme pouvait être la maîtresse du grand chauve en costume noir. L'arrivée à l'aéroport coupa court cette nouvelle rencontre et nos chemins se séparèrent comme des milliers de personnes qui avaient échangé des banalités dans les transports en public, chacun reprenait sa route après une brève parenthèse. J'affrontais enfin ce moment tant attendu et tant redouté. Cette fois-ci, je ne me rendais pas dans ce hall d'aéroport pour manger un jambon-beurre et regarder la foule s'agiter devant mes yeux; impossible de faire marche arrière, je n'en avais nullement envie de toute façon. Je tentais tant bien que mal de me repérer dans l'immensité tortueuse de l'aéroport et finis par trouver mon chemin après de méticuleuses poursuites de flèches directionnelles. Je laissais mes bagages les plus encombrants et montais à l'intérieur de l'avion avec une certaine légèreté, il s'agissait de mon baptême de l'air! Les sièges ne se montraient pas vraiment confortables et n'accordaient que peu de place  pour mes grandes cannes, ma seule consolation résidait dans l'attribution de mon siège, le 24B près d'un hublot. J'esquissais un large sourire, enfin j'allais m'évader de cette vie morne réglée à la minute près. Toute mon existence et particulièrement ces dernières années, j'avais eu cette impression tenace de passer à côté de ma propre vie et d'en être devenu un simple spectateur; poursuivant comme un robot ce quotidien sans saveur, parce qu'il devait en être ainsi. Ce soir de décembre, je reprenais les rênes de ma vie. Ce futur ne sera sans doute pas le plus glorieux, il ne m'offrira peut-être pas ce que j'attendais de la vie, sans doute parsemé d'erreur; mais pour la première fois de ma vie il s'agissait d'une décision qui ne m'était dictée par personne d'autre que moi-même. La fuite résolvait ce problème insoluble qui me collait à la peau... fuir pour tout oublier, pour recommencer une deuxième vie loin, très loin de la précédente.





"Au loin, un avion prenait son envol et emportait dans sa soute à bagages toutes mes certitudes."
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  • : "Le Vent soufflera toujours"
  • : Un blog que je vais alimenter avec quelques textes que j'ai écrit. Pour l'instant je vais me contenter de mettre en ligne certains de mes vieux textes, en espérant que de nouveaux écrits viennent s'y greffer. Bonne lecture!
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  • Je me débats comme je peux dans cette vie là, avec mes petits poings.
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